Les SDF descendent dans la rue pour exiger une baisse du prix de l’alcool!
ou «Peut-on secourir sans redresser?»
Le 24 janvier à 15h, gare du Midi
Concept
Il faut tirer sur la morale.
Friedrich Nietzsche, cité en exergue de Le sang nouveau est arrivé. L’horreur SDF, de Patrick Declerck
Au nom de l’art vous pouvez faire quelque chose que vous ne pouvez pas faire en politique.
Plutôt que de pousser des cris d’indignation, il vaut bien mieux utiliser le tabou de l’art pour rendre les choses possibles.
Jochen Gerz, artiste, à propos de son travail avec des SDF
Comme à des enfants, on dit non aux sans-abri, soi-disant pour les responsabiliser. Mais c’est le contraire qu’il faudrait faire: dire oui à tout!
Luc Monti, directeur d’un centre d’hébergement d’urgence
Éviter les deux écueils de la normopathie («il faut qu’ils veuillent être comme nous») et de l’assistanat vétérinaire («ils ont avant tout besoin de manger et de s’abriter»): l’exercice est difficile…
Véronique Mougin, Les SDF, p.97
C’est cette permission accordée à l’autre de continuer à exister au long cours dans ses dysfonctionnements bizarres, ainsi que la tolérance accordée aux bénéfices primaires et secondaires qu’il en retire, qui fait de la fonction asilaire la réponse sociale adéquate à la grande désocialisation. La fonction asilaire n’est rien moins, in fine, que l’acceptation sociétale des clochards tels qu’ils sont, aberrations comprises […] sans contrepartie et sans espoir de devenir un jour autres que ce qu’ils sont. […] L’enjeu, ici, n’est rien moins que celui d’une redéfinition du contrat social et de la suspension du désir (et du besoin) de la société à vouloir normaliser ses membres.
Patrick Declerck, Les Naufragés, pp.362-363
Si on s’en sort, c’est parce qu’on se bouge évidemment, mais c’est aussi parce des gens nous font confiance. Le regard des autres est fondamental. Les inclus ont peur d’aller vers nous, ils ne veulent pas nous voir.
Fabrice, SDF
Si l’on exclut de l’entreprise et du débat les SDF (s’ils existent!) qui refusent consciencieusement de (ré)intégrer le «système», si l’on rappelle que les membres de toute «population» constitutive du tissu social (fût-il décousu, rapiécé, râpé ou totalement effiloché) marquent leur inscription dans le «système» par l’identification et la défense de leurs «intérêts corporatistes», et si l’on admet que les SDF constituent une «population» reconnaissable, entre autres, à la part importante prise en moyenne par l’alcool dans les dépenses courantes de ses membres, il suit qu’une manifestation de SDF réclamant une baisse du prix de l’alcool s’inscrit parfaitement dans la logique du «système» dont on leur reproche (variante: on les plaint) d’avoir décroché et qu’on espère les voir (variante: les aide à) (ré)intégrer.
Au cœur du projet, il y a donc la volonté / le pari / la nécessité de revoir à la hausse le statut des SDF classiquement défini par la négative: ne pourraient-ils pas aussi être des acteurs de leur propre émancipation, qui s’emparent de l’espace public pour faire valoir leurs revendications?
L’objectif de (ré)insertion ne peut-il être pensé qu’en termes socio-économiques, c’est-à-dire d’accession (illusoire le plus souvent) à un travail? La lutte contre les inégalités sociales ne passe-t-elle pas aussi par un combat contre la société du mépris et de l’humiliation, contre la tyrannie de la performance obligée et de l’autonomie obligatoire, contre l’idéologie du mérite et de la faute, contre la fabrication de la honte et de la culpabilité?
Faire l’objet d’aide sociale et être sujet politique, est-ce incompatible? Peut-on bénéficier d’«aide» et prétendre au «superflu»? L’état de besoin extrême rend-il indécent, ou inepte, ou coupable, l’état de désir? User de son droit à l’assistance diminue-t-il son droit à la parole?
Et une manifestation est toujours une prise de parole et la parole des SDF est cela même qu’un paternalisme radical à leur endroit risque toujours inconsciemment de confisquer.
Au cœur du projet, il y a la volonté / le pari / la nécessité de ne pas préjuger du contenu de cette parole, quand bien même il touche un sujet aussi éminemment problématique que l’alcool.
Et une manifestation est toujours aussi une opération de visibilité, l’occasion, non d’être vu à son insu, évité du regard ou pointé du doigt, mais de se montrer, de s’affirmer, de s’imposer à la vue: d’être, une fois, regardé en face.
Et une manifestation est toujours aussi une montée en puissance, ce qui, s’agissant de personnes radicalement dépourvues de pouvoirs, constitue déjà en soi un renversement, tout infime soit-il, de la réalité.
Et une manifestation est toujours aussi une accélération du réel, comme le mouvement subitement incontrôlable et parfaitement fugitif d’une «fête».
Et ce sera la fête le 24 janvier 2010!
Nul doute que, depuis leur salon confortable et sans jamais descendre sur le terrain ni surtout interroger les principaux intéressés, des bien-pensants bien intentionnés croiront faire œuvre de bienfaisance en récusant le bien-fondé du projet… quitte à aligner au passage procès d’intention, contrevérités grossières et autres insinuations poisseuses.
Et les mots dont ils auréoleront leurs propos outrés seront suffisamment percutants à leurs oreilles pour les dispenser de les articuler dans un discours construit et argumenté. Rien de tel qu’un esclandre pour s’exempter d’une réflexion.
Parmi les mots qui reviendront le plus souvent («honte», «infamie», «dégoût», «instrumentalisation», «voyeurisme», «cynisme», «exhibition», etc.), deux méritent une attention particulière. En effet, en donnant dans le pathos pur, en se réfugiant dans l’émotionnel, en tombant dans l’affect, en sacrifiant en fin de compte au sensationnalisme qu’ils prétendent dénoncer, ils contribuent, plus que d’autres, à saper le débat.
- «Je suis choqué(e)!» L’exclamation tient de la pudeur offensée et du réquisitoire en bonne et due forme. La protestation offusquée de la personne «choquée» est simultanément une condamnation sans appel de l’auteur présumé du choc subi. La force de la personne «choquée» est de ne jamais avoir tort (ni d’être «choquée», ni de condamner le responsable) et de ne jamais devoir s’expliquer, analyser sa réaction, interroger ses présupposés. «Je suis choqué(e), donc j’ai raison de l’être!» Telle est bien la logique délirante de la personne «choquée», qui, se sentant agressée, se croit spontanément dans le vrai, alors qu’elle n’est que l’otage de son émotion, voire l’objet même de son affliction. «Cette manifestation me choque!» serait le fin mot de toute l’affaire. Une réaction à chaud, à vif, à fleur de peau, toute superficielle (dans tous les sens du terme) épuiserait ce dont il convient de penser de la question. On croit rêver.
Car le plus «choquant», dont la manifestation proposée par le Collectif n’offre qu’une «représentation orientée», c’est d’abord et surtout, bien entendu, la situation quotidienne des SDF, situation qui, elle, ne fait pas de vague outre mesure, est acceptée avec un mélange de fatalisme bon teint et de désolation embarrassée.
- «C’est de la provocation!» Il s’agit certes de provoquer un bousculement des consciences, puisque le thème de la manifestation doit «tirer sa pertinence de son impertinence jamais gratuite, convenue ou facile, toujours délibérée, grinçante, impitoyable, corrosive, en un mot: scandaleuse» (cfr la Charte du Collectif MANIFESTEMENT). Il ne s’agit donc pas de provoquer pour provoquer à tout prix et n’importe quoi. Provocateur, non! Provocant, oui!
Taxer le Collectif d’«association de provocateurs», c’est confondre sciemment l’effet causé et le but recherché, et donc choisir d’en rester à la surface lisse, convenue, politiquement correcte et finalement confortable des réactions épidermiques.
Derrière l’accusation de «provocation» se cache toujours une allergie irréfléchie à la conflictualité constitutive de la réalité sociale et des combats qui s’y trament, même au nom de la «cohésion sociale».
Quant aux manifestants SDF, comment leur reprocher sans rougir de faire (éventuellement) de la «provocation», de narguer l’ordre établi, de braver le système ou de faire un pied de nez à la «tolérance zéro» ambiante? Le latin provocatio signifiait à la fois défi et appel…
En dénonçant un outrage aux bonnes mœurs sociales, politiques et / ou artistiques (car la manifestation est aussi une performance artistique faisant des manifestants d’éphémères mais authentiques performeurs…), les détracteurs jouent donc les effarouchés pour mieux éluder la question posée par la manifestation.
Car le vrai scandale est que des gens réputés «nécessiteux» se mobilisent pour ce qui est estimé leur être souvent nuisible, et en tout cas jamais «nécessaire». Le vrai scandale est que des gens clairement dans le besoin poussent un cri qui ne soit pas un appel à l’aide, mais à l’existence. Le vrai scandale est qu’une «victime» ne se positionne pas comme telle. Le vrai scandale est que l’exercice bien séant de la pitié soit bousculé par ceux-là mêmes qui en sont la cible. Le vrai scandale est que s’exhibent ceux-là mêmes dont on veut de plus en plus «nettoyer» la ville. Le vrai scandale est qu’une manifestation de SDF fasse peur.
Deux choses.
- Ils parlent toujours, quand ils s’opposent au projet, des SDF en termes généraux, alors que le projet s’adresse à chaque SDF en particulier. Les SDF manifestants, comme les manifestants de n’importe quelle autre manifestation, seront présents en leur nom propre, et leur motivation ultime (comme celle des manifestants de n’importe quelle autre manifestation) sera peut-être, pour certains, à mille lieues du thème officiel de la manifestation. Comment savoir? L’âme humaine est insondable.
- Il ressort de la condamnation des détracteurs du projet 8 lois anthropologiques édifiantes.
Loi n° 1: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce qu’il ressent. L’arrogance infatuée des bons sentiments est telle que se voit évacuée d’un revers de main la complexité de la nature humaine et de la situation psycho-économique des SDF en particulier. Le scandale est tel que tout devient limpide, comme par enchanteme.
Exemple: «Quelle honte sera la leur, d’étaler ainsi leur déchéance sur la voie publique devant les caméras!»
Loi n° 2: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce qui peut le tirer d’affaire. On n’imagine pas à quel point les détracteurs détiennent les clés du problème.
Exemple: «La manif ne va jamais leur apporter le bonheur!»
Loi n° 3: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour être convaincu de savoir ce dont il est, ou non, capable. Comme si le rétrécissement drastique des conditions matérielles d’existence s’accompagnait automatiquement d’une altération des facultés intellectuelles.
Exemple: «Puisque les SDF ne peuvent pas prendre de distance par rapport à leur condition, la manifestation ne sera qu’un simulacre de manifestation!»
Loi n° 4: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour décréter dérisoire ce qui ne contribue pas exclusivement à le tirer d’affaire. Que les SDF prennent part avec plaisir à un événement qui ne résoudra en rien la précarité de leur situation a de quoi faire grincer des dents. Comme si souffrir et jouir étaient antinomiques. Ou inacceptable, immoral, dangereux, criminel, affolant…?
Exemple: «Ce n’est pas en manifestant pour une baisse du prix de l’alcool que les SDF vont retrouver un toit!»
Loi n° 5: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour décréter diabolique toute initiative à son égard qui ne contribue pas exclusivement à le tirer d’affaire. Que la manifestation n’entende pas d’abord venir matériellement en aide aux SDF, c’est-à-dire que le Collectif n’ait pas de visée proprement charitable à leur égard, fait problème. Comme s’il était impensable, ou inconvenant, de faire autre chose que de les «aider».
Exemple: «Vous n’avez pas le droit!»
Loi n° 6: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour mettre en doute sa liberté d’expression. La présomption d’autonomie de la volonté ne s’applique pas à tout le monde, alors que les cas dits de «dépersonnalisation» ou d’«exil de soi» ne concernent que les SDF hautement «désocialisés», qui sont minoritaires.
Exemple: «Ce n’est pas parce que tel SDF prétend manifester de son propre chef qu’il n’est pas par ailleurs manipulé, utilisé ou instrumentalisé par le Collectif MANIFESTEMENT à l’initiative du projet!»
Loi n° 7: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour ne plus voir en lui un individu détenteur de droits et libre de les exercer. Il semble inconcevable qu’une manifestation de SDF soit ni plus ni moins un exercice de leur liberté d’action, de rassemblement, d’expression, d’opinion, de revendication.
Exemple: «Voir dans cette manif une quelconque ’’prise de parole’’ des SDF tient de la fumisterie!»
Loi n° 8: Il suffit de savoir quelqu’un au fond du trou pour sacraliser sa misère. Ce qui transpire en effet, ultimement, des jérémiades effarées des détracteurs n’est rien d’autre qu’une fascination perverse et inavouable pour la misère et la détresse absolues, c’est-à-dire un amour tordu et maladif de la mort. Lorsqu’on reproche au Collectif MANIFESTEMENT de manquer de «respect» envers les SDF en les «prostituant» (sic!), on l’accuse en réalité de souiller la pureté de leur misère, d’attenter à la perfection de leur détresse, d’aliéner leur essence désespérée, d’altérer leur valeur d’icône.
Exemple: «Comment osez-vous?»
Le Collectif MANIFESTEMENT ne peut ici que souscrire à ces mots de Patrick Declerck, auteur de l’incontournable Les Naufragés: «Philosophiquement, l’idéalisation de la pauvreté n’est, pour moi (à la suite de Nietzsche), qu’un symptôme de plus du ressentiment du christianisme vis-à-vis de la vie et du plaisir.» Et Patrick Declerck a beaucoup d’autres raisons de soutenir l’initiative de la manifestation.
La «jouissance morbide», la «catastrophe éthique» et la «pornographie sensationnaliste» ne sont donc pas du côté que l’on croit de prime abord. Et les réactions indignées à ce projet de manifestation ont leur part scandaleuse: un paternalisme radical déguisé en vertu, toujours sournoisement répressif (voire ouvertement policier), et qui revient en tout cas à museler les SDF. Car il suffit de les approcher pour s’apercevoir que les SDF sont d’abord des personnes à part entière, puis des personnes dans une merde matérielle indescriptible, et, parfois, des personnes mentalement déséquilibrées.
Et alors? Au moment où la magie collective, poétique et politique opère, c’est-à-dire au moment où, pendant la manifestation, il apparaît que quelque chose d’énorme a lieu, à ce moment-là et celui-là seul compte ici, la question de l’identité des initiateurs est sans objet.
Mais que viendraient faire des non-SDF dans une manifestation de SDF?
Les non-SDF ne viennent pas au zoo: ils sont là pour exprimer leur solidarité. Sinon, qu’ils restent chez eux.
Comme quoi aucun secteur n’échappe à la logique de la «chasse gardée». Si d’aucuns voient leur sphère d’influence empiétée ou leur «autorité d’expert» remise en cause, d’autres saisissent une formidable occasion de collaboration momentanée entre des univers a priori étrangers l’un à l’autre, l’art et l’assistance.
Car si l’approche psycho-sociale des associations du terrain de l’action sociale, qui s’inscrit dans la durée, s’oppose à l’approche artistico-politique du Collectif MANIFESTEMENT, qui travaille à la création d’un événement ponctuel, un point de rencontre et de synergie est possible autour de «la prise de parole des SDF», pierre angulaire du projet de manifestation.
Mais il ne suffit pas de donner la parole aux SDF pour qu’ils la prennent, et l’«expertise» des acteurs et associations du terrain de l’action sociale est ici déterminante, au-delà de leur possibilité de relayer l’annonce de la manifestation à l’intérieur de leur structure.
Et le pire de ces arguments revient à enfermer (théoriquement et pratiquement) les SDF dans leur condition sous prétexte de leur épargner l’inévitable «violence institutionnelle» dont ces professionnels ont pris douloureusement conscience dans leur examen autocritique. Une chose est d’essayer de ne pas formater le «schéma de sortie de crise» de chaque SDF, une autre est, sous couvert de le «protéger», de le soustraire à la possibilité d’une joyeuse revendication corporatiste et dérangeante, une fois, une heure durant, un jour de janvier 2010, de la gare du Midi à la place Rouppe.
La dimension « corporatiste » est en fait à relativiser dans la mesure où la revendication n’est pas une baisse du prix de l’alcool pour les SDF, mais en général. Là se joue la dimension « politique » de la manifestation :
La lutte politique véritable ne constitue donc pas en conséquence un débat rationnel entre des intérêts multiples, mais le combat mené simultanément pour faire entendre sa voix et la faire reconnaître comme celle d’un partenaire légitime. […] La situation se politise lorsque […] la protestation ne concerne plus en réalité cette demande, mais la dimension universelle qui résonne dans cette demande particulière. […] Il n’existe pas d’universel véritable sans processus d’affrontement politique, sans « part des sans-part », sans entité marginalisée se présentant / s’insurgeant en tant que porte-parole de l’universel. […] Voilà la politique au sens propre du terme : le moment où une demande particulière […] commence à fonctionner comme la condensation métaphorique de la restructuration globale de l’espace social dans sa totalité.
Slavoj ŽIŽEK, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004.
En un sens, cette manifestation est ce que ces institutions, se méfiant trop d’elles-mêmes, ne pourront jamais s’offrir le luxe d’organiser. Certaines, heureusement, ne vivent pas dans la culpabilité l’aide fantastique qu’elles proposent aux SDF, et ne voient pas d’un mauvais oeil cette bousculante prise de parole publique proposée aux SDF.
Et la manifestation proposée s’inscrit dans le sillage de cette fantastique révolution, dont on ne peut que se féliciter et que le Collectif veut seulement délocaliser, en tentant de ne pas confiner cette parole dans un espace privé qui lui serait réservé d’avance, mais en l’ouvrant, en l’exposant à cet espace absolument public, autrement «risqué» et d’emblée politique qu’est la rue… que les SDF habitent si silencieusement…
Manifester, c’est pousser la parole (dans la sphère privée) jusqu’au cri (dans la sphère publique). Car il ne faut pas oublier la mise en garde de Jean Peeters, secrétaire du Front Commun SDF: «Le dialogue avec les pauvres est le nouvel opium du peuple!», même si le Front ne s’associe pas à la manifestation…
Cette problématique de la «confiscation involontaire de la parole des plus fragiles» est dénoncée depuis longtemps et est aujourd’hui dans l’air du temps, et chaque institution l’aborde à sa manière. La «confiscation», inévitable jusqu’à un certain point, n’est bien sûr jamais érigée en principe!
Notez, parallèlement, que l’art n’a pas non plus attendu le Collectif pour être «poussé au cul par le social», selon la jolie formule de l’artiste Jochen Gerz, lequel, en 2000, donna la parole à 12 SDF dans son intervention L’Anti-Monument - Les Mots de Paris. À voir aussi, par exemple, le travail de Misako Ichimura, Frank Boucher ou de Fabian Hesse, ou les projets Villa des exclus ou Art & you.
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Tout le monde profite de tout le monde et la nature humaine est abjecte, l’affaire est entendue. À leur décharge, les membres du Collectif, eux, ne surfent pas sur la détresse des SDF pour gagner leur vie... Mais trêve de moralisme de bas étage.
Tout est aujourd’hui spectacle et la réalité a disparu depuis longtemps, l’affaire est entendue. En revanche, la frontière entre le «bon» et le «mauvais» goût, elle, est l’enjeu d’une guerre philosophique et politique tout à fait réelle. Comme est réelle la question: les SDF saisiront-ils l’occasion qui leur est offerte de manifester contre l’alcool trop cher? Réponse le 24 janvier 2010.
Cela va sans dire: les SDF constituent une population extrêmement hétérogène. Et les SDF sobres se joindront peut-être, par solidarité, à la manifestation.
Il n’est pas question ici de les nier. Bien au contraire. L’alcool est simplement un fait, par ailleurs explicable.
Extrait de WIKIPEDIA :
L’alcool remplit de nombreux «rôles»:
Facilite l'action de mendicité;
Aide à lutter contre le froid et la douleur;
Facilite l’endormissement;
Crée une ambiance qui relativise les problèmes;
Favorise les regroupements d’individus;
Permet de participer à la société de consommation et de se sentir «quelqu’un».
Mais, comme en témoigne Léonie, l’alcool est aussi un « ami »…
Loin de nous l’idée d’encourager l’alcoolisme. La demande d’alcool est d’ailleurs assez insensible au prix. Si le prix de l’alcool baisse, c’est peut-être la consommation d’autres biens qui va augmenter... Nous renvoyons à l’analyse éclairante de la question “SDF et alcoolisme” faite par l’asbl bruxelloise Diogènes.
Le cliché est là, déjà bien ancré dans les esprits, et le risque est donc mineur. Mais nous voulons justement rebondir sur le cliché, et exorciser la honte ou le dégoût de soi. Le pari est que l’effet «Êtes-vous prêts à entendre notre voix?» l’emportera sur l’effet «Continuez de penser que nous sommes tous alcooliques!». Mais chacun entendra aussi ce qu’il veut bien entendre.
Mais le Collectif ne va quand même pas distribuer de l’alcool aux SDF manifestants?
Pendant la manifestation, peut-être pas, mais après la dislocation, bien sûr que si. C’est la moindre des choses. Et une question de cohérence. Et le cœur du sujet. Et une manifestation, on l‘a dit, est aussi toujours une «fête». Et les non-SDF venus exprimer le 24 janvier leur solidarité avec les SDF boiront aussi.
C’est la même question (et le même tabou), et la réponse est identique, pourvu que le Collectif obtienne un financement, c’est-à-dire, très concrètement, pourvu que le projet obtienne la labellisation «2010: Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale». De toute manière, les non-SDF seront très fermement invités à mettre la main au portefeuille… C’est, ici encore, la moindre des choses. Que les SDF, au moins ce jour-là, ne fassent pas la manche!
Ce serait plus simple, incontestablement, mais le Collectif MANIFESTEMENT ne serait plus dans son rôle, qui est de problématiser les représentations spontanées, de chambouler les schémas de pensée tout faits, d’infléchir les réflexes mentaux conditionnés. Rien de tel, de ce point de vue, que la problématique de l’alcool, largement taboue, qui fâche, consterne et désempare à la fois, bref qui fait mal.
Les membres du Collectif ne sont pas des travailleurs sociaux et n’ont pas l’indécence de prétendre, même ponctuellement, endosser cette casquette, de quelque manière que ce soit. Le Collectif ne cherche pas à s’inscrire dans l’écheveau des «compétences» (par exemple bruxelloises) par rapport aux SDF. Le Collectif croit seulement que son «incompétence» déclarée aggrave la pertinence de son action.
Pour répondre autrement à la même question: la manifestation «pour une baisse du prix de l’alcool» ne s’oppose pas du tout à une manifestation «pour des logements moins chers», mais elle pousse la logique qui y est à l’œuvre jusqu’au bout. L’immense travail de préparation de la manifestation «pour une baisse du prix de l’alcool» ne tend qu’à atteindre cette «extrémité». En ce sens, et en ce sens seulement, les membres du Collectif peuvent être traités de «bande d’extrémistes jusqu’au-boutistes»... C’est pour ça que, sur l’affiche de la manifestation, «les SDF descendent dans la rue» est en beaucoup plus grands caractères que «pour exiger une baisse du prix de l’alcool!».
Voir (c’est-à-dire montrer) jusqu’où il est possible, ou non, de secourir sans redresser. Ou d’écouter sans condamner.
Que celui-là qui affirme que c’est impossible organise une contre-manifestation!
ARGUMENTS
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Pourquoi le Collectif MANIFESTEMENT fera-t-il grève le 24 janvier 2010?
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Une manifestation immorale, nietzschéenne… et «declerckienne»?
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On cherche des volontaires pour inviter les SDF à manifester le 24 janvier!
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Qu’en pensent les SDF?
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Qu’en pensent les personnes /associations du terrain de l’aide sociale?
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Associations du terrain de l’aide sociale ouvertes au débat et / ou prêtes à collaborer
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Compte-rendu de la réunion d’information et d’échange du 16 juin 2009 avec les acteurs et associations de l’aide sociale à Bruxelles
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Compte-rendu de la réunion d’information et d’échange du 15 septembre 2009 avec les acteurs et associations de l’aide sociale à Bruxelles
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Le Collectif MANIFESTEMENT appuie l’opération Soutien à la STIB dans sa lutte contre la misère lancée par un Mouvement citoyen d’action spontanée le 16 novembre 2009
Pourquoi le Collectif MANIFESTEMENT fera-t-il grève le 24 janvier 2010?
Scandalisé par sa sous-évaluation des moyens (plus humains et logistiques que conceptuels ou politiques) à mettre en œuvre pour mener à bien cette manifestation délicate entre toutes, le Collectif MANIFESTEMENT s’est retrouvé dans l’obligation de partir en grève contre lui-même le 24 janvier 2010, date prévue de la manifestation «Les SDF descendent dans la rue pour exiger une baisse du prix de l’alcool!»
Une manifestation mort-née? Peut-être pas. Suspendue jusqu’à nouvel ordre, le temps de fédérer suffisamment d’énergies pour revoir notre mise en oeuvre.
Les temps sont durs pour les projets sur le fil du rasoir de l’(in)admissible!
Une manifestation immorale, nietzschéenne... et «declerckienne»?
Collectif MANIFESTEMENT: Bonsoir Patrick Declerk, et encore merci de nous accorder cet entretien.
Patrick Declerck: Je vous en prie.
Collectif MANIFESTEMENT: Comment donc avez-vous ressenti ce projet de manifestation à la lecture de notre argumentaire? Pour ma part, à la lecture de vos deux essais sur les SDF, j'ai été frappé par une communauté, je dirais, par une sensibilité relativement proche dans l'esprit de cette manifestation et dans vos livres, quand vous dénoncez que les SDF, par exemple, démontrent de manière absolument terrible que la normalité est sans issue mais tout votre travail, votre contribution si je vous ai bien lu, est justement d'essayer de proposer par ce que vous appelez la «fonction asilaire», de limiter autant que faire se peut les dégâts de la «normopathie» et qu'il faut essayer aussi par ailleurs dans la relation avec les SDF aussi de les accepter tels qu'ils sont, «aberrations comprises», et c'est un peu ça l'esprit dans lequel cette manifestation est aussi faite, en fait. Le sous-titre de la manifestation, dès qu'elle s'est imposée à nous a été: «Peut-on secourir sans redresser?», donc ça c'était une des toutes premières intuitions, qui nous semblait, à vous lire et relire, très «declerckienne»…
Patrick Declerck: D'abord sur la question d'exiger la diminution du prix de l'alcool, c'est effectivement d'abord rigolo et je dirais, (je suis moi-même d'origine belge et le dis sans exotisme condescendant) qu’il y a là quelque chose de tout à fait ancré dans le surréalisme belge et dans cette espèce de révolte qui flotte comme ça, en Belgique, probablement parce que si on ne se révoltait pas en Belgique, on deviendrait fou ou catholique, ou probablement les deux...
Collectif MANIFESTEMENT: La double peine!
Patrick Declerck: Mais je crois que ce titre touche effectivement quelque chose de fondamental qui est au-delà de la provocation et de la plaisanterie, qui est le problème de savoir jusqu'où on peut tolérer, voire encourager, la réalité de l'autre tel qu'il est. Ce problème-là, qui est un problème extrêmement ardu, tant dans le discours de la société en général que dans le travail thérapeutique individuel, me semble un problème absolument fondamental. On voit très bien, par exemple, comment une partie du discours sur l'alcool dérive d'une position: «Éliminons l'alcool» à: «Éliminons les alcooliques».
Collectif MANIFESTEMENT: Ou c'est la condition: «Arrêtez de boire et on s'occupera de vous».
Patrick Declerck: Voilà! Cet «Arrêtez de boire», en soi, n'est pas une mauvaise idée, même si on sait que dans la réalité c'est difficile à appliquer, et sans parler du fait que pour arrêter n'importe quelle addiction, encore faut-il avoir de bonnes raisons de le faire.
Collectif MANIFESTEMENT: Absolument.
Patrick Declerck: C'est-à-dire qu’on est là dans un discours qui est extrêmement méprisant, parce qu'on ignore et veut ignorer que les comportements d'abus de substances, quels qu'ils soient...
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, parce que l'alcool est pris plus comme un symbole ici.
Patrick Declerck: Oui, c'est évidemment le symbole auquel tout le monde pense, comme s'il y avait de mauvais alcooliques d'un côté, de bons picoleurs de l'autre, c'est-à-dire nous-mêmes, d'affreux toxicomanes d'un côté, mais de braves gens qui prennent des anti-dépresseurs comme nous de l'autre côté, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, c'est une chose que nous disons souvent: si la manifestation avait pour titre «Les étudiants descendent dans la rue pour exiger une baisse du prix de l'alcool», tout le monde trouverait ça au mieux très sympathique.
Patrick Declerck: Oui, c'est ça… Donc tout ça pose le problème de la transgression, ça pose le problème tout d'abord philosophique de la phénoménologie, c'est-à-dire jusqu'où est-ce qu'on va supporter de regarder l'autre tel qu'il est, «avec les verrues et tout» disait Cromwell, le grand révolté du puritanisme anglais… Donc, jusqu'où est-ce qu'on peut supporter ça? Et ensuite qu’en est-il de la transgression, qu'en est-il aussi de la complicité dans cette transgression? Parce que l'argument se renverse, et on peut aussi tomber dans une relation perverse, dans l'autre sens, qui est de favoriser, ou d'être dans trop de tentatives de laisser-aller vis-à-vis d'un processus addictif qui est tout de même destructeur, qui est du côté de l'élaboration de la mort.
Collectif MANIFESTEMENT: Assumer la verrue, et la montrer au moins une fois sur la place publique, debout plutôt que couché. Mais bien sûr, l'argument qui nous est régulièrement opposé, c'est que l'on veut encourager l'alcoolisme, qui est, bien sûr, notre denier souhait…
Patrick Declerck: Bien entendu, bien entendu, mais qui plus est, c'est bien facile de reprocher rapidement et frileusement d'encourager l'alcoolisme comme si l'alcoolisme était finalement une catastrophe; c'est certainement une catastrophe, c'est une catastrophe psychique et somatique, mais, par ailleurs, tous ces braves gens frileux et normatifs oublient de poser la question fondamentale qui est: «Arrêter de boire, ou de se shooter ou de s'abrutir d'une manière ou d'une autre, pour quoi faire? Quelle est l'alternative? Et que reste-t-il encore chez ces êtres brisés comme capacités de faire autre chose?»
Collectif MANIFESTEMENT: En effet.
Patrick Declerck: Et même s’ils deviennent «propres», j'utilise «propres» entre guillemets parce que c'est vraiment le vocabulaire qu'on entend, comme s'il s'agissait là de souillures et de purification…
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, on est dans l'ordre du nettoyage.
Patrick Declerck: Complètement. C'est-à-dire qu'on est là aussi dans l'analité, dans des mouvements contra-phobiques vis-à-vis de l'excrémentiel. C'est la phrase de Sarkozy sur le karcher… On est là dans les fantasmes les plus primaires. Mais «karcheriser», passer au nettoyage à sec, habiller de frais et tout joli, pour quoi faire? Pour quoi faire, alors que ce sont des gens qui n'ont en fait nul endroit où aller... Ils en sont où ils en sont, c'est-à-dire qu'ils sont effectivement incapables de fonctionner dans des conditions minimales de normalité de la société, entre autres parce qu'ils ont été abîmés et abîmés en partie de façon irréversible par la vie qu'ils ont menée et aussi par des processus de marginalisation qui sont véritablement transgénérationnels, c’est-à-dire qu’ils sont quand même, pas tous mais la majorité d'entre eux, issus d'un sous-prolétariat qui ne dit pas son nom mais qui est véritablement un sous-prolétariat et dont l'histoire transgénérationnelle est marquée encore une fois d'alcoolisme, d'abus de substances, de violences, d'abandons, de placements, d'errances diverses, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: Et toutes sortes d'abus, oui.
Patrick Declerck: Toutes sortes d'abus, et toutes sortes de ratages: ratage de la culture, ratage de la transmission culturelle, ratage de la transmission des codes sociaux, ratage de l'insertion économique, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: La réalité devient ingérable.
Patrick Declerck: La réalité devient plus qu'ingérable, elle a été persécutrice et elle a été généralement persécutrice depuis des générations. Et donc on finit par avoir des êtres brisés. Alors là, les humanistes ne suivent plus, parce que les humanistes sont des enfants qui cherchent des sucettes et des hochets pour se distraire et sont absolument rétifs à la notion de chronicité et d'irréversibilité: c'est l'idée fantasmatique d'un statuaire de l'humain où tout est réversible tout le temps. Il suffit d'un peu de bonne volonté, il suffit d'un peu d'amour (ces gens sont des fanatiques de l'amour!), c'est l'idée que tout peut redémarrer, tout peut finir bien, il y a là un happy end hollywoodien à l'humanisme, qui est increvable.
Collectif MANIFESTEMENT: Et qui est toujours couplé à ce concept d'autonomie.
Patrick Declerck: Qui est couplé à ce concept d'autonomie, et qui, insidieusement – et là, il montre un peu sa vraie nature – est couplé à la notion de remise au travail...
Collectif MANIFESTEMENT: Le pauvre digne et méritant.
Patrick Declerck: Digne, méritant et laborieux. Même lorsque son effort est vain. Et là on voit toute la logique des centres d'hébergement où on est foutu dehors à l'aube pour aller chercher un travail inexistant, mais comme disait Cyrano: «C'est bien plus beau lorsque c'est inutile». On est là véritablement dans une orthopédie morale.
Collectif MANIFESTEMENT: Exactement.
Patrick Declerck: Et donc, évidement, le comportement auto-abandonnique de ces gens qui manifestent bruyamment qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark est insupportable et ils sont haïs par leur société, ils sont haïs par les passants.
Collectif MANIFESTEMENT: Et donc, ils seront certainement haïs le 24 janvier, s'il y en a qui défilent, en montrant leur verrues.
Patrick Declerck: Haïs, et probablement haïs dans un mouvement d'inintelligibilité. Donc ils passeront très certainement pour des doubles pervers, etc. Donc je pense que c'est une très bonne chose. Mais il est clair qu'on joue là sur toute une série de malentendus mais qui ne sont pas des malentendus innocents: ils ont une fonction sociale et une fonction de normativité sociale et une fonction qui passe par l'aliénation croissante du sujet.
Collectif MANIFESTEMENT: C'est ça.
Patrick Declerck: Et tout le discours qui est produit autour d'eux... la notion même d'exclusion d'ailleurs, qui suppose qu'au fond, on a affaire à un individu inchangé, qui reste inchangé, qui, pour une raison ou pour une autre, est mis à la porte du système, et cette notion implique que si l'on rouvre la porte, il peut rerentrer dans le système et tout peut redémarrer. On est là en fait dans une négation de toute pensée sociologique... La non-pensée sociologique, c'est l'idée que les acteurs de la société sont interchangeables... Il y a eu des tas de films là-dessus où des gens changent de place, c'est un vieux truc de la comédie: le maître devient le serviteur, le serviteur le maître, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: Et ça n'a jamais fonctionné comme ça.
Patrick Declerck: Ça n'a jamais fonctionné comme ça parce que tout est un marqueur social: le langage, l'accent...
Collectif MANIFESTEMENT: C'est bien l'imposture du rêve américain...
Patrick Declerck: C'est l'imposture du rêve américain, c'est l'imposture aussi du rêve démocratique, c'est au fond tout à fait l'imposture métaphysique du christianisme. Nietzsche disait: «La démocratie, c'est le christianisme naturalisé», c’est-à-dire que les premiers pourront un jour être les derniers et les derniers les premiers. C'est de la pure foutaise…
Collectif MANIFESTEMENT: Cela permet de faire avaler toutes les pilules...
Patrick Declerck: C'est clair, c'est l'opium des crétins. Et ça sert à cela. Dans la notion de Marx, l'idée d'opium n'était pas seulement l'idée que c'est une drogue, mais que c'est une drogue pour calmer la révolte. Ça sert à cela: pour faire mirer le fait que tout cela est possible, que tout cela finira bien, si pas dans ce monde-ci, dans le monde d'après. Maintenant, on a une version laïque qui est: «Tout finira bien mais pas dans ce monde-ci mais dans le monde du travail», une fois qu'ils auront retrouvé du travail, qu'on aura bidouillé telle ou telle histoire d'accès aux papiers d'identité, à telle allocation, etc., tout le monde sera sauvé. Tout cela est faux, en fait: on est face à des problèmes qui sont chroniques, qui sont existentiels, et face à des populations qui sont existentiellement abîmées et qui sont finalement de grands handicapés existentiels. C'est pour ça que je pense que l'extrême de la désocialisation produit un équivalent de la psychose, c’est-à-dire qu’on n’en revient pas. Je pense qu'on peut effectivement s'améliorer, dans des conditions confortables, on peut secourir, on peut rallonger la vie et les objectifs thérapeutiques sont les mêmes pour tout le monde...
Collectif MANIFESTEMENT: Bien sûr.
Patrick Declerck:... pour eux comme pour vous et moi: c'est crever le plus tard possible et moins souffrir en attendant. Voilà, il n'y a rien d'autre.
Collectif MANIFESTEMENT: Et l'alcool, là-dedans, vous le soulignez à plusieurs reprises, est un anxiolytique.
Patrick Declerck: Dans un premier temps, il est anxiolytique c’est-à-dire qu'il diminue l'angoisse. Dans un second temps, il est dépresseur et donc il renforce la dépression secondairement. Dépression qui elle-même va générer plus d'angoisse, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: Et le cercle vicieux est engagé.
Patrick Declerck: Et là on est parti dans quelque chose qui est répétitif et, qui plus est, le fonctionnement de l'addiction à l'alcool, comme toute autre addiction, est que pour obtenir un même effet psychotrope, c’est-à-dire un même effet qui agit sur les fonctions psychiques, il faut augmenter la dose à la longue…
Collectif MANIFESTEMENT: Et c'est ça aussi ce que l'on nous a reproché, évidemment, des SDF notamment, qui nous ont dit: «Mais ça risque de nous associer, d'associer l'image des SDF à l'alcool!»… C’est compliqué.
Patrick Declerck: D'autant plus qu’on se heurte là à un autre système de représentations qui sont en fait contradictoires… Il y a toute une série de mythes sociaux qui circulent là-dedans: d'une manière générale, nous sommes dans des sociétés qui sont alcoolophiles...
Collectif MANIFESTEMENT: Tant en France qu'en Belgique!
Patrick Declerck: Oui, oui, tant en France qu'en Belgique... M'enfin, il y a la bière, ça porte sur autre chose. Il y a la bière, il y a l'horrible vin des Français qui sont tous bourrés, mais notre bière est pure et soyeuse enfin, etc. Donc là, il y a toute une série de trucs qui circulent, mais en tout cas en France (je ne connais pas les statistiques en Belgique), il y a plus de deux millions de personnes alcoolo-dépendantes. Sur soixante millions, c'est beaucoup de gens. Donc, c'est pas une petite affaire, c'est la troisième cause de mortalité. C'est certainement à peu près la même chose en Belgique, faut pas se leurrer. C'est la troisième cause de mortalité, c'est à peu près quarante mille décès par an. Des morts par overdose, c'est entre deux cent et trois cent, au maximum. Donc, on voit là qu'on parle de choses très, très différentes. Je ne suis pas pour autant en train de banaliser l'usage des drogues dures...
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, mais il faut remettre...
Patrick Declerck: Il faut quand même remettre un petit peu les pendules à l'heure dans ce que ça veut dire en terme de santé publique. Mais l'alcool est vu généralement comme une substance en soi neutre voire bénéfique, c’est-à-dire de bon goût, utile, très agréable enfin, etc., dont l'usage est détourné par ces pervers que sont les alcooliques. En revanche, si on dépense tant d'énergie, à la fois pour de bonnes et de mauvaises raisons, à interdire ce qu'on appelle les «drogues», c'est parce que l'on voit là que la drogue, elle, ce qu'on nomme la drogue de façon thérapeutique, est un produit intrinsèquement nocif, qui va s'abattre sur nos pauvres adolescents pour les détruire, alors que eux sont innocents, ça n'a rien à voir avec la personnalité, etc. Alors que moi, je pense qu'on ne devient pas alcoolique par hasard, on ne devient pas cocaïnomane par hasard, on ne devient pas héroïnomane par hasard. Bon. Et que c'est très compliqué, que la simple prohibition est une réponse extrêmement primaire, finalement.
Collectif MANIFESTEMENT: C'est certainement à moitié efficace...
Patrick Declerck: Je pense que la dépénalisation du cannabis est probablement une bonne idée jusqu'à un certain point, jusqu'à une certaine limite de possession, mais je ne suis pas aveugle au fait que les discours, par contre, sur le caractère tout à fait inoffensif du cannabis sont faux. C'est vraiment une saleté, et c'est une saleté addictive, contrairement à ce qui est dit et répété. Cela dit, je pense quand même que la pénalisation du cannabis pose probablement plus de problèmes qu'elle n'en résout. […] En tout cas, tout fantasme relatif à l'innocuité de l'alcool est véritablement scandaleux.
Collectif MANIFESTEMENT: Tout à fait, c’est bien ce qui est dit dans notre argumentaire…
Patrick Declerck: Oui, oui. tout à fait… Et c'est une substance aussi qui est extrêmement efficace. C’est-à-dire que la molécule – j'ai appris ça parce que j'ai fait un diplôme d'alcoologie à la Faculté de médecine parce que, évidemment, j'étais confronté aux problèmes à Nanterre –, la molécule d'éthanol, qui est donc le principe actif à tout alcool, est très petite, à peine plus grande qu'une molécule d'eau, et donc, elle est diffusée à travers tout le corps quasi instantanément.
Collectif MANIFESTEMENT: Quand on dit que ça monte à la tête, c'est vraiment ça qui se passe.
Patrick Declerck: Ça monte non seulement à la tête, mais ça monte partout. Et presque instantanément. C'est beaucoup plus, par exemple, que si l'on ingère un comprimé de Lexotan: il va falloir d'abord que ça passe à travers la paroi de l'estomac, cela va prendre du temps. Tandis que l'alcool, pouf!, ça diffuse quasi instantanément. Donc, il y a là une efficacité pharmacologique à l'alcool qui le rend évidemment très attractif mais qui est d'autant plus dangereux, d'autant plus que c'est suivi aussi très rapidement par cet effet dépresseur, qui va donc non seulement annuler tout le bénéfice, mais induire un état psychique qui aura tendance à demander plus d'alcool pour être apaisé.
Collectif MANIFESTEMENT: C'est ça.
Patrick Declerck: Ce qu'on sait aussi sur le phénomène de l'addiction, c'est qu'il y a une phase de progression dans la consommation d'alcool pour avoir le même effet, c’est la rentrée dans l'addiction, et puis il y a une période de stabilisation, et puis le corps s'use, le foie s'use et en fait il va falloir de moins en moins d'alcool pour être de plus en plus vite ivre. C'est ce qu'on constate chez les alcooliques qui après un verre peuvent être tout à fait ivres…
Collectif MANIFESTEMENT: Et donc, pour revenir à la manifestation, elle vous semble donc... Est-ce que... Ce que vous avez mis en exergue dans votre deuxième livre: Nietzsche: «Il faut tirer sur la morale». Je m'étais dit quand j'ai vu ça: «C'est une manifestation absolument immorale dans ce sens-là, au sens propre de Nietzsche, où vous le développez à l'intérieur».
Patrick Declerck: Oui, c'est même plus que amoral, c'est immoral et donc ça, c'est très bien parce que, effectivement, ça va certainement, si le coup réussit, ça va certainement induire un malaise. Le problème sera quand même que ce malaise lui aussi donnera lieu à toute une série de malentendus.
Collectif MANIFESTEMENT: Voilà! C'est pour ça que j'ai essayé de prendre le plus grand soin dans le texte que l'on va encore réécrire et peaufiner, qu'il faut anticiper les malentendus et cette conversation fait partie de cette même tentative, parce que les confrontations, les dialogues sont très très vite court-circuités par: «C'est inacceptable, c'est choquant, monstrueux», alors que ce que l'on essaye de faire est en fait très, très... «permettre aux fous d'exister», pour vous citer. C'est juste ça. Une heure durant sur le trottoir, sur le bitume, «permettons aux fous d'exister» entre guillemets, sans imposer ce carcan de la dignité et du mérite.
Patrick Declerck: J'entends bien, mais alors il est évident que les associations sont extrêmement frileuses face à ce genre de discours en général, ça dépend lesquelles...
Collectif MANIFESTEMENT: Mais il y en a qui ouvrent plus la porte que d'autres. Mais c'est vrai qu'il y en a qui la ferment carrément. Ça, c'est clair.
Patrick Declerck: Oui, et par ailleurs, chez les SDF eux-mêmes, vous allez rencontrer des résistances, parce que «l'alcoolique, c'est toujours l'autre». Le clodo aussi, c'est toujours l'autre d'ailleurs (le «SDF», c'est déjà un peu plus chic comme terminologie…). Mais vous avez des patients à Nanterre, de vieux habitués de Nanterre expliquant chaque fois qu'ils venaient là tout à fait par hasard et pour la première fois parce qu’ils n'avaient rien à y faire. Et donc il y a un refus. Eux aussi sont contaminés par l'idéologie dominante.
Collectif MANIFESTEMENT: Bien sûr!
Patrick Declerck: Et donc, eux aussi tiennent, ou en tout cas font étalage d'une espèce d'espoir de retrouver du travail, d'en sortir, etc. Donc eux aussi racontent Cendrillon.
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, ça fait partie de la relation qui s'institue avec l'Autre en face.
Patrick Declerck: Tout à fait! Avant d'être quelque chose d'une relation de surface, d'une espèce d'échange symbolique, comme ça, on se raconte ensemble Cendrillon, il y a d'abord le problème de la relation de la personne avec elle-même; c’est-à-dire que cette volonté formelle, mythique, creuse, tout ce que vous voulez, de la normalité est une manière de me dire à moi-même «Je ne suis pas fou», puisque, si seulement c'était possible, je serais normal, je travaillerais, etc.
Collectif MANIFESTEMENT: Il y a juste eu un accident de parcours, mais...
Patrick Declerck: Exactement, un accident qui n'a rien à voir avec moi d'ailleurs, qui est quelque chose de tout à fait exogène. Donc, tout ce discours est un discours qui est défensif, au-delà d'être une monnaie d'échange plus ou moins acceptable, dans l’interaction avec le monde associatif ou la société en général, qui est aussi une pièce maîtresse du dialogue, ou plutôt du non-dialogue avec soi-même. C’est-à-dire que ce vernis de normalité propre à l'individu sert à faire obstacle à ce que je me regarde dans la glace véritablement et que je voie la profondeur de ma différence, sinon de ma folie.
Collectif MANIFESTEMENT: Et c'est pour ça que dans nos moments de découragement que nous traversons au Collectif parfois, vous l'imaginez bien, on se dit qu’il n’y aura peut-être aucun SDF le 24 janvier…
Patrick Declerck: En tout cas, vous allez leur poser des problèmes aussi.
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, oui, c'est clair.
Patrick Declerck: Certainement. Parce que jusqu'où est-ce qu'on se revendique comme ça, jusqu'où est-ce qu'on ose le dire, jusqu'où est-ce qu'on rit de soi-même, c'est pas du tout, du tout évident... C'est à ça que sert aussi l'alcool (et les autres produits, parce que ces gens ne sont pas que alcooliques, c'est des toxicomanes), ça sert à éteindre la conscience, d'abord parce qu'il y a menace d'être conscient de soi et que cette conscience de soi est vertigineuse: c'est un abîme.
Collectif MANIFESTEMENT: Et donc, paradoxalement, la manifestation aurait un effet de miroir repoussant. Pourrait avoir...
Patrick Declerck: C'est une possibilité en tout cas. Donc vous risquez aussi en fait de voir apparaître des réactions assez paradoxales là-dedans, parce que jusqu'où vont-ils être capables d'être dans un second degré par rapport à eux-mêmes.
Collectif MANIFESTEMENT: Parce que c'est vrai, il y a... C'est... Parce que maintenant, on travaille quand même depuis pas mal de temps là-dessus, il y a aussi une réception du titre de la manifestation extrêmement légère, presque bon enfant et pleine de bonne santé: «Oui, ça fait du bien!». Parce que c'est aussi l'occasion, dans la fête que ça représentera, de rencontres, donc on va offrir à manger, à boire, etc. C'est aussi pour tous ceux qui évitent soigneusement d’entrer en contact, pour qui les SDF font d'abord peur, l'occasion de briser une certaine glace, même si on ne se fait aucune «illusion» par ailleurs. Mais c'est aussi ça, ce moment, cette performance... On espère qu'il va y avoir un déclic, que quelque chose va se passer ce jour-là.
Patrick Declerck: Ce serait intéressant de voir effectivement ce qui se passe, comment se passe la journée… Les choses ont un peu évolué, mais je me souviens que, lorsque j'ai fait mes premières présentations de mes premiers travaux, rendant compte de ce que je voyais, je me souviens de m'être fait littéralement injurier par certaines associations et responsables d'associations ou par certains responsables étatiques, en m'accusant de salir finalement, et de pervertir l'image d'Épinal de pauvres innocents, parce qu'on est là tout à fait sur le fil du rasoir. Et donc au fond, la question, le problème dans ce domaine, c'est que le discours étiologique, c’est-à-dire le discours sur les causes, devient immédiatement un discours sur la culpabilité. Et là, effectivement, on voit que le ver, l'asticot, de la morale se glisse là-dedans immédiatement.
Collectif MANIFESTEMENT: Et donc s'ils en sont là, c'est qu'ils l'ont quelque part bien mérité.
Patrick Declerck: S'ils en sont là, c'est qu'ils l'ont mérité, si en tout cas ils ne mettent pas en avant une volonté d'être un bon élève et d'être enfin normaux, ce sont des pervers qu'il faut enfermer, qu'il faut mettre soit en prison, soit à l'hôpital psychiatrique, etc... Une de mes critiques de l' «exclusion», c’est qu'il n'y a pas véritablement d'exclusion: tout est la société, on n’est jamais en dehors de la société, hélas en quelque sorte... Mais je crois que leur souffrance – c’est le sens de mon pamphlet Le sang nouveau est arrivé – je crois que cette souffrance a une fonction dans la mesure où elle est justement visible. Et je crois que les morts dans la rue par hypothermie ont une fonction normative et sont une leçon de choses pour les semi-esclaves laborieux.
Collectif MANIFESTEMENT: Oui, alors je pourrais vous prendre au mot, et je dis que la manifestation fait partie, c'est une stratégie sarkozienne de montrer... car c'est aussi une opération de visibilité.
Patrick Declerck: Oui… Mais c'est une visibilité évidemment dont on contrôle moins, en tout cas dans la normalité, que quand il prend le contre-pied de ce qu'il faudrait montrer. Ce qu'il faudrait montrer, c'est quand même très ambigu. Parce que ce qu'il faut montrer, c'est à la fois que si on lâche la rampe de la normalité, il n'y a pas de retour possible et on reste dans une souffrance mentale, mais ce qu'il faut montrer aussi, c'est que la société est une bonne mère, aimante, et qu'elle se dévoue pour réparer et protéger ses enfants...
Collectif MANIFESTEMENT: Ses brebis égarées.
Patrick Declerck:... les plus frigorifiées. Mais, pour montrer ça, il faut aussi garder des brebis frigorifiées parce qu'on est obligé de rejouer la même pièce de théâtre tous les ans. C'est un champ extrêmement pervers.
Collectif MANIFESTEMENT: Et le hasard... Parce que nos manifestations sont toujours au mois de janvier, on sera au cœur de l'hiver justement... Autre chose, monsieur Declerck. Vous parlez beaucoup de la nécessité de sortir de l ‘«affect», de cette espèce de réaction immédiate aux questions que les SDF suscitent, et ça me semble en phase avec ce que nous disons, de ne pas en rester à un épidermique «je suis choqué par cette manif» ou «c'est de la provocation»…
Patrick Declerck: Oui, parce que je pense que cet affect est une manifestation au fond du caractère hystérique de ces histoires; et au fond, l'hystérie, c'est la prédominance érotisée de l'affect sur la pensée... Ce qui est tout à fait pernicieux, c'est que les systèmes d'aide, ce qui est proposé, sont des espèces de contre-passages à l'acte; c’est-à-dire que, au débordement des uns répond le débordement des autres. Mais qu'au fond, tout ça n'est pratiquement pas pensé. On le voit dans l'inadéquation par exemple classique de ce que peuvent faire les centres d'hébergement et de choses comme ça.
Collectif MANIFESTEMENT: Et les contrats de réinsertion et......
Patrick Declerck: Tout cela est très largement inadéquat, on le sait depuis des années.
Collectif MANIFESTEMENT: Voire subtilement sadique dans certains cas.
Patrick Declerck: Subtilement sadique, voire inadapté. Car enfin, on sait très bien ce que représente la dépression, on sait combien de temps ça met pour sortir d'une dépression; on sait aussi d'ailleurs (les statistiques se rejoignent à peu près sur la question de l'alcool ou de toutes les autres toxicomanies) qu’il y a à peu près un tiers des addicts, quel que soit le produit, qui meurent de cela, il y en a plus d'ailleurs pour le tabac puisqu'il y a à peu près un tabagique sur deux qui développera un cancer du poumon et probablement en mourra... un cancer, pas seulement du poumon parce qu'il y a les autres. Donc c'est pas rien. Mais pour l'alcool, c'est un tiers à peu près qui en mourront – je parle des alcooliques en général.
Collectif MANIFESTEMENT: Oui.
Patrick Declerck: Un tiers en sortira, c’est-à-dire sera dans un état d'abstinence au long cours et un tiers iront de produit en produit et de cure de désintoxication en cure de désintoxication pour finir par mourir d'autre chose. Et aussi, on sait que du tiers qui s'en débarrasseront, ne le feront qu'après, en moyenne, six à huit ans de prise en charge. Et là, ce sont des statistiques sur l'alcoolisme en général! Et donc quand on rajoute à ça les handicaps sociaux, économiques, culturels, etc., et autres handicaps somatiques des gens dont on parle... L’espoir est pratiquement nul. Ça, c'est le miraculé de service, quoi. Toute la perversion du système est que la logique de l'aide est construite en fonction du miraculé de service.
Collectif MANIFESTEMENT: C'est marrant, de nouveau le rêve américain qui justifie tout. Il y a un scénario optimal qu'on peut faire miroiter mais voilà, ceux qui restent sur le bord de la route sont les 99%.
Patrick Declerck: Complètement! C'est vraiment un piège aliénant… tout cela est autant de pièges aliénants. Comme je le dis, ils ne se révoltent pas, ils s'autodétruisent, ils s'autodétruisent sous nos yeux. Mais je pense que cette autodestruction a elle-même une fonction sociale, donc ils ne sont pas aussi exclus qu'on veut bien le dire.
Collectif MANIFESTEMENT: Et la manifestation veut les inclure, les mettre une fois sous les feux de la rampe.
Patrick Declerck: Oui, mais ce serait intéressant de voir effectivement ce qui s'y passe... Tenez-moi au courant.
Collectif MANIFESTEMENT: Absolument… Donc nous pouvons parler d’une manifestation «declerckienne» ou «declerckesque»…?
Patrick Declerck: Oh! mais je pense que personne ne me connaît…
Collectif MANIFESTEMENT: Ne croyez pas ça. Dans le milieu en tout cas, vous êtes très connu.
Patrick Declerck: Je crois qu'effectivement, vous touchez là un truc très compliqué, et donc c'est intéressant. Qu’est-ce qui va en sortir sera intéressant...
Collectif MANIFESTEMENT: C'est ça...
Patrick Declerck: On va dans l'inconnu mais un inconnu qui est quand même assez jubilatoire.
Collectif MANIFESTEMENT: Merci mille fois, monsieur Declerck, et à bientôt.
Patrick Declerck: Avec plaisir.
On cherche des volontaires pour inviter les SDF à manifester le 24 janvier!
Parce que le Collectif n'est pas (du tout!) assez nombreux… ...et qu'on estime à 1800 le nombre de SDF à Bruxelles… (reddit, 2018: près de 3000, au dernier décompte.)
On cherche des volontaires pour faire passer l'info auprès des SDF, afin qu’ils soient nombreux le jour de la manifestation, le 24 janvier 2010.
Affiches et flyers (multilingues) seront fournis aux volontaires.
La mobilisation peut commencer dès à présent mais sera surtout nécessaire durant la semaine précédant la manifestation, soit du 16 au 23 janvier.
Des réunions d'information, débats et échanges seront bien sûr organisés avec les volontaires.
Intéressé(e)? Intrigué(e)? Interloqué (e)? Merci de contacter dès à présent le Collectif
Qu'en pensent les SDF?
7 novembre, quartier Midi:
Abdel: «Stratégique, la manifestation! Très bien… Oui, oui… Mais attention, les SDF, c’est pas des clochards: les clochards, eux, n’ont plus de but dans la vie…»
Un Polonais: «Très mauvaise idée: je veux arrêter de boire!... Non!...»
Bu: «Nous sommes nombreux, très nombreux, et les gens nous ignorent. J’espère qu’il y aura du monde à la manifestation! Il faut!... Pas de solidarité entre SDF? C’est, permettez-moi, des couilles comme des maisons… Tous ces bourgeois qui passent dans la rue, je les emmerde, parce qu’ils m’ont emmerdé toute ma vie: je suis handicapé et vieux… 17 ans dans la rue... Les Polonais sont mes amis et je les respecte. Ils viendront, croyez-moi: si je leur dis, ils viendront… La police intervient toujours quand c’est terminé. Quand on me tabasse, par exemple, ils arrivent, s’ils arrivent, quand tout est fini… Sauf Nico, Robin et Alain [de l’ancienne cellule «Herscham»]: eux, je les respecte, tous les trois… Nico est contre la manif? Il la trouve folle? Il a raison, c’est une manif folle. Mais je l’aime, vous pouvez lui dire, même s’il est contre la manif!... Attention: on ne dit jamais «merci» à quelqu’un de la rue: c’est un manque de respect, parce qu’il se sent, après, endetté, et moi je ne veux pas être endetté…»
4 novembre, asile de nuit Pierre d'Angle:
Randy: «Oui, ça m'amuse mais je trouve ça franchement un peu débile… Mais ça me défoulerait une fois, j’ai tellement rien à faire… Enfin, c’est quand même pas pour manifester contre le sida, ou je ne sais pas, moi… Marcher, crier, se faire remarquer, oui ça me dit, vraiment... Mais pas la boisson: moi, c’est plutôt le crack… Oui, pour une baisse du prix du crack!…. Putain, je dors dans la rue ce soir. Vous vous rendez compte?... Je vais faire gigolo, je crois… Je donne pas mon nom de famille, j’ai encore de la famille!... Salut!»
Mustafa: «Pas enthousiaste, pas du tout… Moi, je mange, je ne bois pas d’alcool, jamais, jamais… Quelle date vous dites? Le 24 janvier… Au revoir.»
Joël: «Très bonne idée… Faut parler des problèmes, on n’en parle jamais assez…. L’alcool? Mais on peut baisser les autres prix, du pain par exemple, du moment que le pouvoir d’achat augmente… La solidarité entre SDF, ça existe encore; le problème, aujourd’hui, c’est la langue… Oui, on s’est déjà vus… Je serai là… Trop d’années, beaucoup trop d’années….»
Kader: «Une bonne idée! J’encourage l’idée, officiellement!… L’alcool? Un problème? Tout le monde a le droit de dire n’importe quoi!... Tous ne boivent pas, évidemment… Modérément…. Tout ce qui participe de la cherté de la vie est un problème… Je ne suis pas toujours à la rue… L’aiguille n’est pas toujours stable…»
3 novembre, gare Centrale:
Nasser: «Très bonne initiative!.... Faudrait avoir fait ça depuis longtemps!... Se montrer? Mais, vous savez, cette habitude de se cacher, c’est un engrenage, ça vous rentre dans la peau, comme on dit: les oiseaux se cachent pour mourir… Les autorités, c’est toujours du blabla et y jamais rien… Et il y a de plus en plus de jeunes [Nasser a 35 ans] … Rien qui bouge et tous ces bâtiments vides, vides, vides!... Les centres d’hébergement, y a pas d’hygiène: t’attrapes la galle, des poux, des morpions, des acariens, tout le bazar… Trop pété, c’est fini, c’est foutu [son «frère» Williams, réfugié chilien, acquiesce]… On boit juste pour se réchauffer… C’est malheureux… Et on est agressés, même par des agents de sécurité: l’habit fait le moine… Bien sûr que je viendrai. Vous êtes nombreux à lancer ça?.... Artiste? Vraiment? Je pensais au début que vous étiez un curé… ou un flic en civil, ou un médecin… ou un fou, échappé de l’asile…»
Brigitte & Max, son chien: «[son visage effrayamment prostré, inerte, rougeaud, comme médusé, s’illumine tout d’un coup à l’énoncé du titre de la manifestation] Excellente idée! C’est drôle, pertinent et absolument nécessaire… [rires répétés et communicatifs]… Enfin un truc qui sort de ce qu’on entend toujours!!! Excellente idée! Donnez, donnez [des flyers]… Mais quel pourcentage va-t-on négocier? Pas une petite baisse de 3 %, hein? Non, un bon 25 %, une baisse d’un quart du prix: je suis totalement d’accord. Mais pour obtenir 25 %, faudra être nombreux, très nombreux, évidemment: c’est ça l’idée, non?... Ce sera notre Noël à nous, juste un mois après… Merci. À bientôt…»
Patrick: «Je voudrais juste qu’on me foute la paix et qu’on ne pique pas mes affaires… Je veux pas rester dans la rue…. 15 ans…»
Aziz: «Toutes les manifestations qui sont bonnes pour quelque chose sont bien… Mais ce serait mieux avant le 15 décembre [échéance pour la remise des dossiers de régularisation des sans-papiers]… Mais le 24 janvier…. C’est loin, et beaucoup aura changé entre-temps, j’espère….»
Philippe: «Oh mais je bois très peu, moi, juste un peu… Et puis l’alcool n’est vraiment pas cher à Bruxelles, alors là, pas cher du tout! Ça, c’est une bière de luxe, et ça coûte moins de 1 €… [long discours, extrêmement détaillé et minutieux sur les lieux de vente et prix et marques et sous-marques de bières]… C’est vraiment pas ça qui manque… La manif? Quelle manif?...»
Stoil: «Necessitamos un trabajo, por favor, tengo ambre e hace frio… es urgente… OK? … Un trabajo… Ok?... Por favor…»
1er novembre, gare du Midi:
Sabine: «Très bonne idée, cette manifestation … Je vais vous aider: donnez-en-moi d’autres [des flyers]… Vous pouvez noter mon nom: on me connaît!.... C’est inimaginable comme il y a peu de choses prévues pour nous… Et là [un centre d’hébergement], on est traités comme du bétail… On est de plus en plus nombreux et ça sature... 5 ans... Et pour les femmes, c’est encore plus dur…. C’est inimaginable comme les gens [les SDF] sont égoïstes: et c’est ceux qui ont le plus [d’allocations] qui se plaignent le plus!… Pour une fois, les SDF, être ensemble, être tous solidaires, c’est très bien… L’union fait la force!... Très bonne idée, la manif…»
Houssein: «Moi, je suis pour à 100%!... Faut que la société se bouge un peu et montrer qu’il y a de la misère: on est écorchés et on n’a rien… Ok, faut être assez efficace et performant, je peux comprendre, mais y a des limites, y a pas que ça quand même… Il n’y a plus assez de places: une douche par semaine, et encore, maintenant, il faut avoir une inscription… Le pire, c’est ceux [style vendeurs de sommeil] qui font du fric avec le malheur des autres… Pas parce qu’on est dans la rue qu’on est des illettrés… Parler un peu, rien que ça, vous n’imaginez pas… Le fait d’être invisible, ça, oui, c’est insupportable! Je veux être visible, moi!... Montrer qu’on existe… Oui, oui, je serai là, je serai là….»
Adrien: «Oui, bonne idée… L’alcool, c’est comme un symbole, évidemment, une manière de parler… Les gens de La Fontaine, ils sont fantastiques, eux, tous bénévoles, et le cœur sur la main: chaque fois que j’y vais, je leur dis merci, du fond du cœur…»
Bruno: «Oh! l’alcool, ça, c’est pas une bonne idée… Le tabac moins cher, oui, mais pas l’alcool. Regardez-les, ceux qui boivent, là-bas: ils reculent, ils régressent… Dans la vie, faut aller de l’avant, non?... Normalement, fin du mois, je récupère mon chômage… Vous n’auriez pas 1 €?...»
Mohammed: «… Pourquoi ils boivent? Il sont étrangers, pas de papiers. Impossible de trouver un travail. Pour un appartement aussi, faut des papiers… Il n’y a pas d’issue… Je suis espagnol… C’est terrible: il faut faire quelque chose…»
Vanessa rencontre Franz et Ricardo au Clos Sainte-Thérèse:
Ricardo doute de l'efficacité de la démarche pour remettre en question le cliché persistant faisant de tout SDF un alcoolique.
Le thème de l'alcool l'irrite car il est terriblement exaspéré par la tolérance à l'égard des personnes qui se saoûlent en rue: leurs attitudes son réellement problématiques pour les autres. Il est très favorable à l'application de l'interdiction de boire en rue qui met des limites à l'envahissement de l'espace public par ces comportements.
Ricardo pour autant n'est pas contre le projet de manifestation ni contre la participation d'autres SDF, chacun devant pouvoir s'exprimer librement. Il pourrait même y trouver une motivation toute personnelle: organiser un concours pour SDF alcooliques le long du canal. L'objectif des participants, dont il ne doute pas de la motivation, serait d'arriver à aller chercher des bacs de bière au fond du canal sans boire la tasse. Ricardo considère qu'il s'agirait là d'un moyen efficace de résoudre une partie du problème qu'il soulève. Mais sans l'espoir de pouvoir concrétiser ce concours, on ne le verra probablement pas à la manifestation...
Franz s'accorde avec l'initiative dans la mesure où il s'agit d'attirer l'attention sur un phénomène de société même s'il ne croit pas que ça changera quelque chose.
Par ailleurs, il tient à ce que chacun puisse être libre de formuler son opinion et de la manifester mais quant à lui, il ne s'associera pas à la revendication de baisse du prix de l'alcool. La prise de parole pour une reconnaissance en tant que personne désireuse et non seulement demandeuse: OK. Mais le projet ne présente pas à ses yeux de perspective assez efficace pour supplanter sa crainte d'être discrédité par le comportement de compagnons d'infortune manifestement alcooliques. Il constate en effet que le cliché SDF=alcoolique est bien persistant puisqu'il suffit, pour y être illico associé, qu'une personne peu soignée soit avec sa bière et/ou à proximité de vous au moment où vous vous désaltérez sur un banc avec votre innocente et occasionnelle bière.
Et puis, d'avoir travaillé en contexte médical où il a vu et revu les mêmes épaves alcooliques capter les forces et les ressources de l'aide dont d'autres auraient bien eu besoin, Franz jette un regard désabusé sur cette maladie et la responsabilité de ceux qui la portent: il ne peut s'engager dans une démarche qui lui semble aller contre sa nature.
Propos tenus par Léonie Reniers, SDF, lors de la réunion d’information et d’échange du 16 juin 2009 avec les acteurs et associations du terrain de l’action sociale à Bruxelles et le Collectif MANIFESTEMENT
«Nous, on dit que "SDF", ça veut dire "Sortir Du Froid". […] Quand on demande Qui sommes-nous?: on est des gens comme tout le monde. Pourquoi un tel projet?: pour y arriver et avoir une nouvelle vie sociale et une renaissance. Pourquoi l'alcool?: nous y sommes obligés pour oublier le mal que nous avons, on se retourne sur l'alcool pour ça. […] L'alcool, ça choque parce que la loi dit: "on ne peut pas être ivre sur la voie publique". Mais beaucoup de gens boivent pour mieux se sentir. Même s'ils ne veulent pas s'en sortir, ils boivent pour s'en sortir. Pour eux, c'est comme leur frère ou leur sœur qu'ils ont près d'eux.
[…] Diminuer ou augmenter le prix de l'alcool, c'est pas à nous de le dire mais il faut laisser la chance à ceux qui n'ont pas l'argent pour qu'ils puissent s'acheter une bière ou n'importe quoi pour que, eux, ils puissent se sentir bien. […] Les manifestants ont raison parce qu'ils se sentent seuls et une bière, c'est leur ami. Si c'est pour boire, faire la misère et donner une mauvaise image, je dis non. Mais si c'est pour boire et se sentir bien tranquille dans son coin, je dis oui. Il y a des gens que l'alcool aide beaucoup. […] On ferme les yeux sur nous. […] Il y a beaucoup de différences parmi les gens de la rue. Il y a des gens qui ne veulent pas s'en sortir. Il y en a, j'en connais qui sont depuis 13 ans, 16 ans à la rue, qui ont un salaire mais qui veulent pas louer un appartement. Ces gens-là, ils ne veulent pas s'en sortir, ils aiment bien leur vie. Mais il y en a d'autres qui veulent s'en sortir et c'est ceux-là qu'on rejette; ceux-là, on ne veut pas entendre ce qu'ils ont à dire. […] On est quelqu'un, on est pas «personne», on est quelqu'un. […] Manifester pour rentrer dans le système? Non, c’est pas ce but, parce que je crois pas que ça va arranger quelque chose. C'est simplement: ceux qui n'ont pas d'argent et qui veulent se vider la tête de leurs problèmes. D'autres ne boivent pas, mais vont au Clos Sainte-Thérèse, au Casu, à la Pierre d'angle. Ceux-là, ils veulent s'en sortir. Mais il y en a d'autres qui ont trop de problèmes en tête et ils se noient dans l'alcool pour oublier, et le lendemain, c'est rebelote. Donc on ne demande pas vraiment que le prix de l'alcool soit diminué mais que l'alcool soit légalisé dans la rue. Il y a beaucoup de personnes qui se font arrêter pour ça! […] Manifester peut aussi être une fête? Oui, parce qu’on nous reconnaît! On nous reconnaît pas comme SDF ou alcooliques, mais on nous reconnaît comme une personne, et c'est ça qui nous donne de la joie. […] Ce qui nous donne de la joie, c'est qu'on puisse être reconnu. Il y a des SDF qui ne sont pas là à cause d'eux, mais par exemple d'une hospitalisation. Je ne reproche rien à personne, on est tous égaux. On est des personnes, on est des êtres humains, on est fait de même chair, même sang, on est nous. Et ce n'est pas parce qu'on est SDF qu'on est pas un être humain et qu'on n’a pas le droit de dire ce qu'on ressent, vraiment, dans son cœur. […] C'est le cœur de tout un monde. […] Il faut que toute la Belgique reconnaisse que les SDF ne sont pas des gens qui n'ont rien à dire, ce sont des gens qui veulent s'exprimer, qui veulent montrer leur souffrance mais aussi, il n'y a pas de pitié, ça on s'en fout, on veut simplement dire ce que nous avons vécu et pourquoi on l'a vécu. On ne demande rien! […] Même si on est SDF, on a un cœur. […] Après la manifestation, peut-être que les politiciens vont changer leurs taxes, mais, s'ils ne le font pas, on a quand même fait un pas. On a fait un pas. […] Il ne faut pas dire qu'on incite les gens à boire. On dit juste que ceux qui boivent doivent pouvoir boire sans mendier. D'ailleurs, il n'y a pas que les SDF qui boivent, il y a plein de gens qui boivent! […] Les SDF, on les voit en train de boire dans la rue, et les autres, on ne les voit pas. Il y en a qui se cachent et d'autres qui le font devant tout le monde. […] Les gens sont chez eux, ils s'enferment, ils veulent pas voir ce qui se passe à part la télévision. Mais quand ils voient la réalité en face, là ils commencent à avoir un peu plus de cœur. […] L'année prochaine, je vais me mettre à la politique et je vais régler les problèmes, moi.»
Messages sms de C. (SDF) à Vanessa (Collectif MANIFESTEMENT):
16 avril 2009, suite à la proposition de participation au projet de manifestation:
Aloha. Pour ta proposition je vais dire non. Le sujet est trop sensible et je ne vois pas quel rôle je pourrais prendre. Pour mon avis, c'est une situation qui n'es pas traitée parce qu'elle est une honte à vivre et vue de la part des gens comme un refus et non comme un problème. Je peux encore te dire oui mais certainement pas pour défiler. Cette situation est vécue par sertains comme une maladie honteuse: c'est comme de dire que tu es artiste et tu combat un certain ordre établi.
18 avril 2009:
Pour le projet que tu m'as proposé, je suis encore méfiant mais dans quelques jours je crois que je te donnerai un oui entier. Mais le sujet est quand-même un peu chaud. Mais c'est de ne pas en parler qui crée cette espèce de situation lépreuse. Une personne m'a dit un jour que si il n'y avait plus de pauvre, il n'y aurait plus de subvention pour la sécurité sociale.
21 avril 2009, 17h45:
Si tu veux, on peut se voir ce soir pour que je t'avoue tout.
21 avril 2009, 18h09:
Je dis oui à tout mais prépare du papier: si je parle, ça va peut-être être long.
21 avril, 18h15:
D'ailleurs, pour que l'expérience soit complète, il faudrait que quelqu'un qu'il connait vienne avec moi demander une aide d'urgence. Comme Charlot dans Les Temps Modernes, c'est à l'intérieur de la machine que l'on voit le mieux son fonctionnement.
(Après ce dernier message, le gsm de C. a lâché et son numéro a été réattribué. Il n'est plus aujourd'hui joignable que par mail ou par des rencontres en rue, c'est-à-dire de manière intermittente et aléatoire.)
Bruxelles nous appartient asbl / Brussel behoort ons toe vzw centralise les interviews de SDF réalisées par des bénévoles, pour savoir ce qu'ils pensent du projet de manifestation.
Vous désirez interviewer des SDF par rapport au projet de manifestation? Contactez BNA-BBOT!
Qu'en pensent les personnes /associations du terrain de l'aide sociale?
Réguler le parc des SDF n’est pas un métier, c’est une passion. Le secteur d’aide aux personnes les plus démunies accorde aux sans-abri un panel de résidences, des travailleurs formés, et des services ambulatoires pour les indécrottables. On remercie donc le social pour ses dortoirs, les lieux d’un jour, les assistants sociaux, les éducateurs, les soupes populaires, les seringues et préservatifs gratuits.
La problématique du sans-abrisme est prise en charge par un réseau qui la comble à tout niveau grâce à un accompagnement psycho-médico-pharmaceutico-politico-philosophico-crétino-rigolo social.
On peut par conséquent se demander en quoi il serait utile ou pertinent d’écouter le SDF, qu’aurait-il de plus à demander qui ne lui soit déjà offert? Sa silhouette est déjà présente dans les endroits les plus pittoresques de la ville, il fait partie du décor quotidien des gares et autres endroits stratégiques pour la mendicité. On tolère le contraste que son apparence met en évidence dans un décor qui ne lui est pas toujours favorable.
C’est un pacte social, on lui offre tout, et en contrepartie il promet de ne pas déranger le citoyen. Constat posé, décor planté, secrets de polichinelle, à mourir d’ennui mais tellement rassurant.
Toutefois, il serait bien dangereux de baisser notre garde. Il se pourrait bien que des perturbateurs souhaitent remettre en cause l’ordre des choses, la pérennité d’une société qui convient à tout le monde.
Toute idée contraire au social est par définition antisociale. Gare à ceux qui les inciteraient à s’interroger quant à la place qui leur est réservée en société. Alors que les rentiers de la sécurité sociale appelés chômeurs ne rouspètent même pas, il serait bien cavalier de la part du SDF d’avoir des griefs à propos de quoi que ce soit.
Honte au secteur social qui ne tiendrait pas son public en laisse. Mais quand bien même un semblant d’insurrection verrait le jour les flics seraient là pour les remettre à leur place, c'est-à-dire nulle part. La manœuvre ne serait toutefois pas très belle, elle serait même vilaine. Tabasser des sans papiers, pourquoi pas… mais des SDF, c’est du jamais vu.
La vérité est ailleurs. Clodo n’a rien à dire, mais on peut penser pour lui. Les vieilles théories de gauche prônant le partage des richesses sont aussi risibles que la création d’un clochard village, d’un clodo land ou encore d’un SDF world.
Qu'à cela ne tienne! S’il est de toute manière question de les laisser pour compte, pourquoi ne pas l’affirmer avec assertivité. L’intégration sociale est déjà acquise, pensons plutôt à leur confort quotidien.
Le SDF moyen est friand de psychotropes et anxiolytiques, sûrement parce qu’ils sont peu onéreux car remboursés par la sécurité sociale.
Leurs méfaits sont notoires et le coût pour le contribuable est augmenté par la consultation du prescripteur et le prix exigé par l’entreprise pharmaceutique.
L’alcool, moins nocif et à moindre coût, est l’ami du SDF depuis toujours. En le buvant sans sagesse ni modération, les blondes, les brunes et les blanches leur feront redécouvrir la joie de leur statut.
Manifestons sans mensonges, avec honnêteté et audace. Exigeons une baisse du prix de l’alcool et offrons ainsi aux SDF un vrai coup de pouce.
Remercions les sdf d’assurer aussi bien leur rôle social. Merci à ceux qui se dévouent à être exclus, déchus, humiliés et mal traités. Je vous aime, je vous suis reconnaissant d’avoir tiré les plus mauvais tickets distribué par la tombola sociétale. Il y en a des biens meilleurs que le mien mais je suis heureux de ne pas être tombé sur un des vôtres. Que le social l’emporte!
Esteban Vasquez, evasquez.be@gmail.com
Associations du terrain de l'aide sociale ouvertes au débat et / ou prêtes à collaborer
«L’intéressant n’est pas de savoir si je profite de quoi que ce soit mais s’il y a des gens qui font telle ou telle chose dans leur coin, moi dans le mien, et si il y a des rencontres possibles, des hasards, des cas fortuits, et pas des alignements, des ralliements, toute cette merde où chacun est censé être la mauvaise conscience et le correcteur de l’autre.»
Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990
Aux acteurs du terrain de l'aide sociale, plusieurs formes de collaboration avec le Collectif MANIFESTEMENT sont possibles:
- faire circuler l'information: transmettre au Collectif les coordonnées de toute personne susceptible d'être intéressée par le projet de manifestation; relayer l'information concernant la manifestation auprès de leur public et de leurs contacts (mailing, affichage, dépôt/distribution de flyers...);
- soutenir le débat: relayer et susciter le débat auprès des SDF fréquentant les organisations d'aide, soit en permettant au Collectif d'y présenter sa démarche lors de rencontres avec le public SDF, soit en initiant et en encadrant soi-même ce débat auprès de ce public;
- participer au débat: partager une expertise, un questionnement, la critique en envoyant ses réactions à l'adresse du Collectif;
- participer avec le Collectif à la préparation de la manifestation, à la réflexion sur le projet, à l’enrichissement du site du Collectif (par exemple en alimentant l’espace qui y est prévu pour les réactions (positives ou non) des SDF au projet, et / ou à la confection avec des SDF des banderoles et calicots de la manifestation.
ASSOCIATIONS OUVERTES AU DÉBAT et /ou PRÊTES À COLLABORER:
Le Petit Village asbl. Contact: Esteban Vasquez.
DUNE asbl. Contact: Anne-Françoise Raedemaeker.
Clos Sainte-Thérèse asbl. Contact: Murat Karacaoglu
ARCHIVES SONORES:
Afin d'enrichir sa propre banque d'archives sonores bruxelloises, la collecte des réactions (positives ou négatives) des SDF à l'initiative de la manifestation est assurée et centralisée par: BNA-BBOT asbl/vzw. Contact: Séverine Janssen
Compte-rendu de la réunion d’information et d’échange du 16 juin 2009 avec les acteurs et associations de l’aide sociale à Bruxelles
Présents: Btissam Saïdi, Déborah Mottet (Entraide de Saint-Gilles, assistantes sociales), Murat Karacaoglu (Clos Sainte-Thérèse à Saint-Gilles, directeur), Loïc Géronnez (Periferia, présent à titre personnel, habitant du 123 rue Royale), Aline Duportail (Le Petit Portail) avec Léonie Reniers et Marie-Thérèse (SDF), Christophe Demey (SDF), Sabine Butoye (Les infirmiers de rue), Vanessa Crasset, Eric Demey, Laurent d’Ursel, Serge Goldwitch, Jean-François Jans, Hélène Taquet, Marco Zagaglia (Collectif MANIFESTEMENT), une équipe de télévision (RTBF).
Excusés: Patrick De Bucquois (Caritas Belgique), Aude Gijssels (Samu social), Anne Herscovici (La Strada), Yvonne Lhoest (Les Restos du coeur), Daniel Lhost & Roco Vitali (CPAS de Saint-Gilles), Muriel Mernier (Freeclinic), Claude Van der Elst (Les Samaritains), Esteban Vasquez (Petit Village), Sabine Wibaut (DUNE).
Préambule
— Le dialogue est a priori difficile, mais… L’approche psycho-sociale des associations du terrain de l’action sociale s’inscrit dans la durée et s’oppose à l’approche artistico-politique du Collectif MANIFESTEMENT, qui travaille à la création d’un événement ponctuel.
Cependant, un point de rencontre et de synergie est peut-être possible autour de «la prise de parole des SDF», pierre angulaire du projet de manifestation.
Mais il ne suffit pas de donner la parole aux SDF pour qu’ils la prennent, et l’«expertise» des acteurs et associations du terrain de l’action sociale est ici déterminante, au-delà de leur possibilité de relayer l’annonce de la manifestation à l’intérieur de leur structure.
Par ailleurs, cette manifestation pourrait représenter pour les associations une occasion «rafraîchissante et stimulante» de sortir, une fois, de leur logique inévitablement institutionnelle. Elles ne pourraient sans doute jamais s’offrir le «luxe» d’organiser semblable manifestation, mais y prendre part de près ou de loin est peut-être une chance à saisir.
- On relève la présence non prévue par le Collectif d’une équipe de télévision de la RTBF. Après explication (un documentaire sur les Miss SDF belge 2010 de l’asbl Le Petit Portail) et vu la gêne causée à certains, il est d’abord convenu de suspendre la captation, puis de la limiter aux seules interventions pendant le débat des 2 Miss présentes.
- Merci au CPAS de Saint-Gilles d’accueillir la réunion, ce qui ne préjuge pas de l’adhésion ou non à ce stade du CPAS de Saint-Gilles au projet du Collectif.
Présentation du Collectif
Depuis 2006, le Collectif MANIFESTEMENT met sur pied une manifestation annuelle à Bruxelles, sur un thème «écorchant», en accord avec sa Charte, et archive sur son site toutes ses réalisations. Si l’on compte beaucoup d’artistes parmi les membres du Collectif, il ne s’agit nullement d’une condition sine qua non. Quiconque s’investit est membre de fait. Le Collectif a reçu depuis sa création diverses aides financières, mais ses membres sont tous bénévoles.
Présentation de la manifestation 2010
Le projet est brièvement présenté, reprenant les grandes lignes du texte [«Concept et argument»](ancre vers Concept) distribué au début de la réunion et consultable sur le site du Collectif.
La question centrale posée par la manifestation est: «Faire l'objet d'aide sociale et être sujet politique, est-ce incompatible?» Ou encore: «User de son droit à l’assistance diminue-t-il son droit à la parole?»
On insiste au passage sur le fait que le texte «Concept et argument» est très régulièrement enrichi, amendé, peaufiné, au fur et à mesure des réflexions, commentaires, critiques et autres témoignages recueillis par le Collectif au cours de l’élaboration du projet.
On rappelle d’ailleurs que toute contribution (textes, témoignages, images, films, etc.), pourvu qu’elle s’inscrive dans le cadre du thème de la manifestation, est bienvenue sur le site.
Présentation de l’affiche de la manifestation
L'affiche montre bien que ce sont les SDF qui manifesteront le 24 janvier 2010 et que ceux qui viendraient pour les soutenir les applaudiront depuis le trottoir. Ce sont les SDF qui, au lieu d’y habiter, «occupent» cette fois la rue.
Reprendre le symbole fort du dandy de Johnny Walker permet de subvertir radicalement «l’image de marque» poncive et éculée du SDF jamais «propre sur lui». Et la question de l’image est toujours tactique et politique. Comme l’est la prise de parole des SDF sur la voie publique. Bousculer une image, c’est déjà ébranler du réel. Léonie insiste: «Montrer que nous sommes des gens comme tout le monde!»
Le débat s’engage d’emblée… sur l’alcool
La question la plus pressante: «Mais pourquoi la problématique de l’alcool?»La réponse la plus cinglante: «Parce qu’elle fait mal… Parce que la douleur est un symptôme qui ne trompe pas… Parce que le Collectif veut problématiser les représentations spontanées, de bousculer les schémas de pensée tout faits, d’infléchir les réflexes mentaux conditionnés.»
La problématique de l'alcool a été choisie parce qu'elle est éminemment délicate, voire taboue, et qu’elle est indissociable de la situation des SDF.
Serge Goldwicht: «La manifestation retourne le stéréotype comme une chaussette en le poussant jusqu'au bout». Rien de tel, pour inverser la perspective, que de la prendre au pied de la lettre.
Cela dit, le Collectif le répète avec force, tous les SDF n’ont pas de problème d’alcool.
Mais est-ce toujours un problème? Léonie pose en tout cas la question. «L'alcool sert surtout à oublier son mal, à se sentir moins seul, à se sentir mieux. Une bière, c’est un ami. Ce qui est choquant, en revanche, c'est l'interdiction légale de boire dans la rue.»
Et l’on relève que l’état d’ébriété sur la voie publique n’est pas sanctionné de la même manière quand il s’agit d’étudiants, de jeunes cadres dynamiques ou de fêtards du samedi soir. Léonie se prononce clairement pour une dépénalisation de l’état d’ébriété sur la voie publique. Et tout le monde est d’accord pour dire que la manifestation choquerait moins si la demande de baisse du prix de l’alcool émanait de non-SDF. Or, être au plus bas de la misère matérielle n’empêche pas de se positionner comme acteur politique se battant pour la défense de ses propres intérêts.
Mais en quoi une baisse du prix de l’alcool est-elle dans l’intérêt des SDF? Au-delà des réponses économiques évidentes, le Collectif veut interroger la place d’où parle un non-SDF pour décréter que là n’est pas l’intérêt des SDF. Peut-on avancer cet avis sans confisquer dans le même mouvement la parole des SDF?
Pour Btissam Saïdi, de l'Entraide de Saint-Gilles, si l’alcool peut parfois représenter un refuge, manifester pour une baisse du prix de l’alcool ne va certainement pas «aider les gens à s'en sortir et risquerait même de renforcer leur assuétude».
Christophe Demey, SDF ayant vécu à la rue, invite à tenter l'expérience de la vie à la rue avant de se positionner.
Laurent d’Ursel se confesse: «Donner de l’argent à quelqu’un de sérieusement éméché tout en sachant qu’il va boire aussitôt cet argent, voire le vomir, est physiquement presque impossible… mais de quel droit lui demander: ‘Qu’allez-vous faire de cet argent?’» Le sous-titre de la manifestation est: «Peut-on secourir sans redresser?»
Le Collectif rappelle que l’objectif poursuivi est moins d’obtenir une baisse réelle du prix de l’alcool que de provoquer un court-circuit dans les consciences et les représentations, d’agrandir le champ des expressions possibles, de créer un «moment effervescent» de «prise de pouvoir ensemble», qui marque les esprits, donne des idées, réveille des énergies.
La liberté se cache parfois où on l’attend le moins.
«Ce n’est pas les espaces de parole qui manquent!»
Le danger de «formatage» (des esprits, des corps, des consciences…) est inhérente au fonctionnement de toute institution et le secteur de l’aide sociale n’échappe pas à la règle. La chose est connue et reconnue depuis longtemps par tous les acteurs du secteur, qui s’efforcent d’éviter les plus évidents «dérapages».
À cet égard, Murat Karacaoglu, du Clos Sainte-Thérèse, s’inscrit en faux contre le texte «Concept et argument» quand celui-ci assimile trop, selon lui, association d’aide aux SDF et confiscation de la parole des SDF. Même si beaucoup reste à faire, les choses bougent dans le secteur. Ainsi se multiplient des «espaces de parole», parfois financés par la Région et réservés aux personnes de la rue. Et cela a eu des répercussions au niveau politique, et sur la création et le fonctionnement de certaines instances.
Le Collectif est disposé à revoir sa copie sur ce point, mais insiste surtout sur le fait qu’il veut seulement pousser plus loin cette fantastique (r)évolution dans le secteur de l’aide sociale, en tentant de ne pas confiner cette parole dans un espace privé qui lui est réservé d’avance et qui, par là, la disqualifie, mais en l’ouvrant, en l’exposant à cet espace vraiment public, autrement «risqué» et d’emblée politique qu’est la rue… que les SDF habitent si silencieusement… et discrètement…
«Je suis visible, donc je suis!» ou: SDF et associations, même combat?
L’ «invisibilité» des SDF, que l’on voit sans regarder parce qu’on préfère ne pas les voir, est bien sûr au cœur du projet de la manifestation, où il s’agit de s’approprier l’espace public et, par là, d’«exister pour ce qu’on est» (Léonie) et non pour l’aide dont on a «aussi» besoin par ailleurs. Il est exceptionnel que des gens dans le besoin poussent un cri qui ne soit pas un appel à l’aide.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette question de la visibilité soit aussi, à en croire Murat Karacaoglu, un combat que mènent nombre d’associations d’aide sociale en mal de reconnaissance, d’existence juridique claire et de statut officiel.
Le Collectif voit bien sûr là bien plus qu’une simple coïncidence, mais un état de fait porteur de prometteuses synergies.
Une première piste de collaborations
Loïc Géronnez présente le réseau «Capacitation citoyenne» dont l’asbl Periferia fait partie et qui organise une journée de rencontre à Recyclart, le 23 juin 2009. Le projet travaille sur la question de l'apparition dans l'espace public, comment prendre collectivement possession de l'espace public et aussi porter des revendications politiques pour que la différence ne devienne pas une source d’inégalités. Des connexions sont évoquées, notamment avec les Espaces de parole gérés par La Strada.
Le Collectif répond favorablement à l’invitation qui lui est faite de prendre part à la journée de rencontre du 23 juin.
Concrètement, ce que le Collectif propose aux associations
Même si le Collectif ira directement à la rencontre des SDF, les associations du terrain de l’aide sociale sont bien sûr mieux placées pour efficacement relayer l’annonce de la manifestation auprès des SDF, voire «mobiliser les troupes».
Plus précisément, il est demandé aux associations de préciser dans quelle mesure elles sont disposées à:
- informer le Collectif de toute personne ou organisation susceptible de prendre part, même de loin, à l’organisation de la manifestation;
- relayer l’information concernant la manifestation auprès de leur public et de leurs contacts;
- permettre au Collectif de présenter le projet de manifestation au sein de leurs «espaces de parole» ou toute autre lieu de rencontre;
- permettre au Collectif de coller son affiche dans leurs locaux et d’y laisser en dépôt ses flyers (multilingues) appelant les SDF à la manifestation;
- participer avec le Collectif à la préparation de la manifestation, à la réflexion sur le projet, et / ou à l’enrichissement du site du Collectif (par exemple en alimentant l’espace qui y est prévu pour les réactions (positives ou non) des SDF au projet).
Les associations répondant favorablement à l’une et / ou l’autre de ces formes de collaboration deviendraient «partenaires» du Collectif MANIFESTEMENT, et un lien vers leur site serait fait sur le site du Collectif.
Conclusion: «Même si le prix de l'alcool ne baisse pas, on aura fait un pas!»
On rappelle qu’une manifestation peut aussi être une fête, et Léonie abonde dans ce sens: «C’est une reconnaissance comme personne à part entière, et ça donne de la joie». Mais être «comme tout le monde» n’est pas simple: il faut remplir de nombreuses conditions!
On précise que l’appel à manifester n’est pas lancé qu’aux SDF (et, par ricochet, aux organismes) bruxellois.
On oublie d’annoncer qu’un dossier sera introduit auprès des autorités compétentes pour que la manifestation obtienne la labellisation «Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion».
Compte-rendu de la réunion d’information et d’échange du 15 septembre 2009 avec les acteurs et associations de l’aide sociale à Bruxelles
Présents: Claire Mustiere, La Poudrière (Perwez), Koffi Lawson, éducateur à l’Entraide de Saint-Gilles, Séverine Janssen, BNA-BBOT asbl, Murat Karacaoglu, Directeur du Clos Sainte-Thérèse, Paul Braque, étudiant en sociologie, observateur, Emilie Mendels Flandre, DUNE asbl, Esteban Vasquez, Le Petit Village asbl, Lionel Brocq, observateur, Vanessa Crasset, Serge Goldwicht, Xavier Löwental, Eric Demey, Laurent d’Ursel: Collectif MANIFESTEMENT.
Préambule
Il faut noter que toutes les organisations intéressées ne sont pas forcément présentes autour de la table. Certaines sont preneuses d'informations, demandent à être tenues au courant mais n'ont pas la possibilité de participer à la rencontre, même si elles sont prêtes à véhiculer l'information et le débat. Le Collectif doit aussi aller sur place dans certaines organisation pour ces rencontres. D'autres attendent aussi en quelques sortes de voir comment se positionnent d'autres acteurs du terrain.
Tour de table
La Poudrière n’est pas une communauté d’accueil mais une communauté de vie, où il n’y a pas de travailleurs sociaux professionnels. Parmi les gens qui y vivent, certains ont vécu à la rue mais en général pas très longtemps. La pratique communautaire est assez encadrée.
L’Entraide de Saint-Gilles accueille les SDF et sans-abris en matinée (8h30 à 12h00) pour discuter avec eux, leur offrir ne serait-ce qu’une tasse de café, distribuer des livres, des magazines, proposer un service social. Koffi est présent pour entendre et comprendre les motivations à la base de la manifestation.
BNA-BBNT: association bilingue bicommunautaire établie au centre de Bruxelles, qui archivage la mémoire sonore de la ville et développe des projets participatifs avec les habitants de Bruxelles autour des notions de témoignage, d’histoire orale et de mémoire. Séverine est là pour collecter des témoignages.
Clos Sainte-Thérèse: le Clos est un centre de jour pour personnes sans abris. Le Clos fait partie des Maisons d'accueil Îlots.
Murat a parlé du projet au directeur social (CA) qui était fort intéressé. Murat propose donc d’organiser une rencontre avec les directeurs de l’Îlot pour expliquer le projet. Il existe à l’Îlot des «Midi de rencontre» avec des intervenants extérieurs, notamment des directeurs et des travailleurs sociaux extérieurs en contact avec des SDF. Ce pourrait être l’occasion de venir leur expliquer le projet en soi. A l'intérieur de l'Îlot, un des directeurs est administrateur de l'AMA (Association des Maisons d'Accueil, qui regroupe tout le secteur lié aux SDF de Bruxelles).
De par son fonctionnement et son cahier des charges, l'AMA, précise Laurent qui a reçu un courrier, ne peut soutenir le projet comme "partenaire", mais, «convaincue» que le Collectif tend «vers un même but: lutter contre le sans-abrisme», quand bien même «avec sa méthode», laisse ses membres, donc les associations, libres de collaborer ou pas.
Paul Braque, étudiant en sociologie, envisage de consacrer son mémoire au SDF à Bruxelles.
DUNE travaille à la réduction des risques liés à l'usage de drogues et s'occupe d'un comptoir d'échange de seringues. Dune est partenaire de la manifestation. Emilie veut en savoir plus pour pouvoir faire une communication intéressante par rapport au public de son association, c'est-à-dire sur ce qu'il y a derrière le slogan, pas au premier degré.
Esteban Vasquez, Le Petit Village asbl, a travaillé plusieurs années dans le secteur d'aide aux SDF. A travaillé pour Ariane (centre de jour). Travaille à des formules de logement alternatif.
Abandon de l'idée de "partenariat"
Au contact des acteurs du terrain, le Collectif constate que le concept de partenariat (partenaire officiel) est trop fort pour plusieurs associations d'aide au SDF, qui même si elles peuvent sympathiser avec l'initiative, ne peuvent s'y associer officiellement dans la mesure où cela n'est pas lié de façon évidente à leurs missions premières. Or ce que demande le Collectif aux associations est simplement de pouvoir informer sur la manifestation à l’intérieur de leur structure (affiches, flyers, rencontres, etc.). On ne parle donc plus désormais d’association «partenaire» mais plutôt «ouverte au débat et/ ou prête à collaborer».
La réticence à s'engager semble aussi tenir d'une vague crainte pour sa réputation, ne sachant pas très bien comment sera perçue la manifestation in fine.
Mais le but premier est qu'un maximum de SDF aient l'information et soient présents le jour J. L’implication des associations est moins une fin qu’un moyen.
Le secteur associatif heurté
Murat le souligne, un côté sans doute problématique pour les associations est que le discours porté est ambivalent. Or ce n'est pas évident pour ces acteurs de terrain de recevoir ce discours et de pouvoir intégrer ce type de communication. Pourtant, à reprendre le sous-titre de la manifestation "Peut-on secourir sans redresser" (entendu par Murat comme "comment les mettre debout?"), il y a une complémentarité. Le titre de la manifestation est perçu par les structures d'aide comme une interpellation brutale et une remise en question de leur travail, même si ce n'est pas la volonté première du Collectif. Mais, c’est vrai, la dynamique du travail de longue haleine des structures d'aide aux SDF est différente de celle du Collectif, évidemment, qui travaille à l’organisation d’un événement ponctuel. A cet égard, le lien ancien entre un membre du Collectif avec le concours de Miss SDF discrédite malheureusement pour certains le projet actuel, bien qu’il n’y ait aucune implication du Collectif avec le concours.
Pour Xavier, il y a deux versants à considérer. D'une part, en effet, il y a un message global adressé à l'ensemble de la société, qui est une remise en question du regard porté sur les SDF: oui, beaucoup de SDF boivent, mais non, ils ne sont pas méprisables pour autant. D'autre part, il y a l'adresse aux SDF: le message est aussi que nous pouvons faire des choses ensemble. Peut-être qu'il n'y a pas là matière à travail pour les associations du secteur.
Le thème de l’alcool rebute
De ses contacts avec plusieurs associations, Vanessa conclut le thème de l’alcool peut entrer en contradiction avec leur travail avec les SDF victimes d'assuétude à l'alcool. Mais, ce qui est alors escamoté et qui est pourtant fondamental dans cette proposition de manifestation est qu'il s'agit aussi et avant tout proposer à des SDF, par le biais de ces associations, de prendre la parole en leur nom propre si ils rejoignent le thème quelle qu'en soit la raison (baisse du prix de l'alcool, rigoler un peu ou, plus fondamentalement, «donner de la voix»): c'est le droit le plus strict des individus que sont les SDF de se l'approprier et de le revendiquer. De la même manière que dans toute manifestation, les personnes réunies n'ont jamais toutes les mêmes arguments. Passer d‘un «appel à l’aide» à un «appel à l’existence», tout le projet de la manifestation est là.
Murat rassure: sans doute aucune association ne prend le thème au premier degré. L'intérêt de ce message c'est qu'il interpelle. Ce que confirme Serge: il y a ici un travail sur l'inconscient collectif, avec ici une étrangeté qui provoque une étincelle mentale en soulignant des clichés, des images toutes faites en forçant le trait et inviter à une rencontre. C'est interpellant pour une certaine morale bien-pensante.
Le thème de la manifestation se veut aussi interpellant pour les SDF, en posant la question du lien entre la dépendance à une aide et l'expression de ses désirs: est-ce que le droit de recevoir de l'aide ne réduit pas mon droit à exprimer mon désir? Par delà le thème, insiste Laurent, l’essentiel est la possibilité pour les SDF de manifester, d’exister, de se montrer, de «monter en puissance». Le Collectif n’aurait rien contre une manifestation pour des loyers moins chers, par exemple, mais il veut pousser la logique sous-jacente «jusqu’au bout».
La parole est-elle celle des SDF?
Pour Séverine, la question se pose d'un paradoxe à prétendre porter la parole de SDF en leur nom propre alors qu'ils ne sont pas à l'origine de son contenu: elle est déjà écrite quant on leur propose la manifestation. Il n'y a pas beaucoup de liberté à cet endroit et la question se pose d'une instrumentalisation des SDF au profit d'un discours politique assez conceptuel: par la polémique suscitée, on fait parler de soi et c'est l'effet recherché.
Le titre de la manifestation, répond le Collectif, s'il est déjà écrit, n'est pas "fini", il peut évoluer jusqu'à la manifestation et l'on ne saura pas jusqu'au dernier instant ce que diront les SDF manifestants.
On fait la comparaison avec la mobilisation par un syndicat qui mobilise en imposant des mots d'ordre, à la différence que dans un syndicat, il y a une représentativité; il est donc indispensable ici de discuter avec des SDF pour qu'ils s'emparent du thème proposé. Le contact avec les SDF n'a pas commencé pour l'instant. Il faut parler avec eux pour savoir ce que eux en pensent, voire même posent leurs conditions. C'est pour ça aussi qu'il faut un maximum de personnes prêtes à partir à leur rencontre et que le Collectif est preneur des conseils que pourraient donner les acteurs de terrains.
De la même manière que lors de la préparation de la manifestation «Pour le Rattachement de la Belgique au Congo!» en 2007, le Collectif est allé avec sa proposition à la rencontre des Congolais. La première réaction était aussi de méfiance mais finalement on s'est rencontrés et on s'est retrouvés dans un collectif à faire quelque chose ensemble. En revanche, lors de la manifestation «Non islamisme n'est pas le seul mot qui a mal tourné: y en a plein d’autres!», on tendait clairement une perche à la communauté musulmane mais elle ne l'a pas saisie. Bref, on ne sait pas aujourd'hui combien il y aura de SDF à la manifestation…
Paternalisme?
Le fait que l'initiative n'émerge pas du terrain mais d'une association politico-artistique qui allègue la pertinence de la manifestation à partir de la dénonciation du paternalisme ambiant parait tout aussi paternaliste que ce qu'elle dénonce: "faire" des SDF des sujets politiques qui se mettent debout et travailler de manière transversale avec les associations. C'est paradoxal, renchérit Séverine.
Mais le paternalisme que dénonce le Collectif est celui au nom duquel des associations refusent que le Collectif entre en contact avec «ses» SDF, histoire de les protéger. Cela dit, il n’y a pas de preuve opposable à cette accusation récurrente d’ «instrumentalisation» ou de «paternalisme». Même protester de sa bonne foi ne suffit pas.
Pour Lionel, s'occuper des autres comporte toujours un côté pervers. Dès lors on s'interroge sur les raisons inconscientes pour organiser cette manifestation et ce qu'elle comporte de manipulatoire dans le sens de "se servir des autres pour remplir ses propres objectifs de jouissance". Il s'agit pour chacun de faire son examen de conscience. Toute action de ce genre comporte un côté manipulatoire, le Collectif ne prétend pas pouvoir y échapper entièrement mais répète que, s'il se passe réellement «quelque chose» le jour de la manifestation, il serait très réducteur de parler de manipulation.
Il y a une difficulté technique à recueillir l'avis des SDF et à les mobiliser, souligne Séverine. Les SDF ne sont pas un groupe social comme un autre. Projeter de descendre dans la rue mobilise des compétences, capacités, forces physiques, etc., dont on est dépossédé quand on est dans la rue. Par exemple, discuter et donner son avis sur un thème proposé la veille est techniquement difficile quand on est ivre.
Genèse de l’idée
Comme est née l’idée de cette manifestation? s’interroge Murat. Il y a un point commun à toutes les manifestations organisées par le Collectif, répond Laurent, c'est qu’en «tirant» le thème choisi «jusqu'au bout», c'est toute la société qui vient avec et qui est interrogée dans ses représentations, fonctionnements et fantasmes. Comme un fil qui se détricote. Par exemple, en l’occurrence, une
victime a-t-elle le droit de faire autre chose que geindre et dire merci?
Varia
La difficulté pour Koffi, en tant que travailleur social, est de sensibiliser les SDF à la manifestation tout en restant dans sa position d'éducateur. C'est paradoxal de sensibiliser à cette prise de parole dans une manifestation tout en affirmant qu'on ne peut encourager la prise d'alcool. A l'Entraide de Saint-Gilles, les personnes ne peuvent pas boire dans les locaux.
Il y a des lieux stratégiques où rencontrer les SDF, conseille Murat, ce sont les lieux d'accueil d'urgence: le CASU à 20h et Pierre d'Angle vers 20h30, gare centrale le mardi à la distribution de la soupe vers 18h. On peut aussi rencontrer des publics de SDF très différents selon les associations comme au Clos Sainte-Thérèse, vers midi ou vers 16h.
En réponse à une question de Lionel, le Collectif précise que la manifestation n’a pas de but «utilitaire», au sens étroit du terme. C’est la sa force et son originalité. Sa faiblesse aussi: l’idée est difficile à «vendre».
Par rapport à la visée de la manifestation, insiste Murat, les associations sont globalement d'accord: ne pas prendre les personnes comme objets mais comme sujets détenteurs d'une parole. Mais il pourrait y avoir des effets inattendus.
Concernant le cliché, déjà bien ancré dans tous les esprits, qui associa les SDF et l’alcool, le pari de la manifestation est que le message qui passera sera non pas: "continuez de penser que nous sommes tous alcooliques" mais bien: "êtes-vous prêts à entendre notre voix?". Et il y a bien d'autres personnes qui ne sont pas rangées sous l'étiquette de SDF et qui seraient enchantés de reprendre à leur compte l'exigence de baisse du prix de l'alcool au premier degré. Et pour elles, une manifestation ne poserait aucun problème, ne ferait que gentiment sourire...
Dans la société de la performance obligée et de l’autonomie obligatoire qui est la nôtre, générant exclusion, mépris et humiliation, il n’est pas anodin que des SDF investissent une fois, «debout», le bitume et affirment leur existence, bravant le regard de mépris ou de pitié qui leur est généralement réservé. C’est le but principal de la manifestation.
Et la manifestation sera aussi, surtout après la dislocation une «fête», réunissant SDF et non-SDF!
Esteban s’enthousiasme. Le fait que pour une fois une initiative qui concerne les SDF ne trouve pas son origine dans le secteur de l'aide aux SDF est un facteur de motivation, d'autant plus qu'il ne s'agit pas de ressasser les valeurs socialisantes de ce secteur qui a le monopole du discours et de l'action sociale.
Il y a ici un point de vue original qui sort de l'ordinaire et qui encourage justement parce qu'on peut se dire qu'il y a autre chose qui peut être mis en évidence, un autre espoir qui sort des discours habituels. Indépendamment des effets que ça peut avoir, la démarche même vaut donc la peine. C’est rafraîchissant!
Murat explique que 80 % du secteur d'aide aux SDF est d'origine privée, c'est-à-dire des gens en contact avec cette réalité qui se sont constitués en asbl. Ces associations sont pour une part subsidiées par les pouvoirs publics en réponse à certains critères, mais en dehors de ces critères, elles ont toute autonomie. Le Clos Sainte-Thérèse n'est pas subventionné et est un peu en marge. Le secteur d'accueil de jour n'est pas reconnu et fonctionne essentiellement avec 3/4 de bénévoles issus de la société civile.
Le secteur n'est pas monolithique. On peut parler d'une vision pragmatique et d'une vision utopique qui peuvent entrer en contradiction. Mais il y a une centaine d'associations et autant d'aides et de visions de l'aide. Et il y a aussi une stratification au niveau des SDF et chaque association travaille avec des publics fort différents. Le Clos tient de la vision pragmatique. Actuellement, le secteur est en crise car les associations d'aide sont dépassées par les problématiques de violence, de l'alcool, problèmes psychotiques, la toxicomanie, et aussi l’affluence croissante des demandeurs d’aide sociale. La manifestation n’arrive peut-être pas au meilleur moment, conclut Murat.
Le Collectif MANIFESTEMENT appuie l'opération Soutien à la STIB dans sa lutte contre la misère lancée par un Mouvement citoyen d'action spontanée le 16 novembre 2009
d'action spontanée le 16 novembre 2009
Le Collectif MANIFESTEMENT appuie l'opération
Soutien à la STIB dans sa lutte contre la misère
lancée par un Mouvement spontané d'action citoyenne le lundi 16 novembre 2009 (info: mendicite@gmail.com)
Hymne
Hymne des SDF exigeant une baisse du prix de l’alcool
(sur l’air bien connu de La vie en rose)
Bien sûr l’alcool nous fauche la vie,
Et ce n’est pas «la vie en rose»!
Mais à la longue, à forte dose,
L’alcool, c’est notre amie!
Quand la violence fait relâche,
Que la peur bleue se cache,
Nous voyons bien des choses!
Du «système», on est le baume,
La fausse note, le symptôme,
Le trou noir, la cirrhose!
Même de la gloire des «people»,
De la foi des bégueules,
Un trauma est la cause!
L’alcool est une loupe, un miroir, un enfer,
Pardonnez aux lâches de ne savoir y faire!
À notr’ santé de travers,
À votr’ santé de fer,
Buvons mille verres!
Nous, les faux fous, fauchés, foutus,
Avons l’ devoir d’avoir le droit
De boire votre aide et de parler
Du coût d’ la vie des rois!
Quand la violence se déploie,
Que la peur bue se noie,
Nous n’ voyons plus grand-chose!
Le «système» fuit de toutes parts,
Titube, vasouille, s’égare,
Vomit sa sinistrose!
Le «moi» se vide et s’oublie,
Se défausse, fait sous lui:
Qu’exulte la psychose!
L’alcool est une loupe, un miroir, un enfer,
Pardonnez aux lâches de ne savoir y faire!
De notr’ santé de travers,
De votr’ santé de fer,
La mise en bière!