Charte du collectif manifestement
Les gens exigent la liberté d’expression en compensation de la liberté de pensée dont ils usent rarement.Soren Kierkegaard
Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau des ténèbres de son temps.Giorgio Agamben
Si vous avez un marteau, tout devient clou.Fred Ritchin
Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.Isidore Ducasse
Je propose de nommer politique ce qui, en chacun de nous, reste fidèle à l’intraitable.Yannick Haenel
Ce qui demande du courage est de se tenir dans une durée différente de la durée imposée par la loi du monde. […] Le courage commence en un point, par le retournement héroïque qui cisaille les opinions et ne tolère aucune nostalgie, si même, dans son essence, disciplinée des conséquences du face-à-face avec le point.Alain Badiou
On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.Bertolt Brecht
La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire.Jacques Rancière
Si le rire sacrilège et blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, si ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui on peut rire de tout, on doit rire de tout : de la guerre, de la misère et de la mort !Pierre Desproges
La pensée est toujours un détour.Louis Althusser
Une manifestation est un soulèvement insurrectionnel face à l’état présent du réel : manifester, c’est dire à l’avenir que le présent n’est plus possible, que l’avenir doit faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard, que le présent ne se fasse détestable passé. Cette mise en grève du réel prend la forme d’un rassemblement de personnes physiques, intempestives et joyeuses itinérant dans les rues d’une ville, à une date et une heure annoncées à l’avance, sous la bannière d’un unique mot d’ordre décliné de cent façons, le tout encadré par les forces de police en nombre suffisant pour contenir les débordements inespérés. Bref, une esthétique du cri orchestré dans les règles de l’art, qui est aux antipodes du folklore, des bons sentiments et de toute autre volonté d’apaisement. La manifestation répond en effet à une urgence mûrement, politiquement et vachement réfléchie. En résumé, la manifestation, au départ, n’a de révolutionnaire que le nom. Ce qui est un excellent départ. On le sait depuis fin 2010, l'essence de la manifestation est en effet le « dégagisme ».
Le Collectif conçoit et organise une manifestation par an, la veille du lundi le plus proche du 24 janvier, qui est le « lundi le plus déprimant de l’année » (ou Blue Monday, selon une étude de l’éminent psychologue britannique Cliff Arnall, de l’Université de Cardiff).
Le thème de la manifestation est en trois dimensions, dont la troisième est politique par définition. Il est rafraîchissant, improbable et dérangeant. Il gratte, pique, mord, fâche et chatouille en même temps. Il ne peut donc faire rire du début à la fin. Dans un monde de plus en plus lisse, il ne se contente pas d’accrocher : il doit écorcher. Dans un monde de plus en plus réticulé, incernable et rebondissant, il doit provoquer un court-circuit neuronal : en créant une « rupture » qui « aggrave » la réalité, il s’agit moins de résister que d’interrompre l’enchaînement des liens mentaux d’autant plus puissants qu’ils ne sont pas visibles comme tels, comme re-liants, comme re-ligieux.
S’il est provocateur, le thème ne peut donc provoquer uniquement du plaisir, fût-il intellectuel. Le thème sera délicieusement féroce, méchamment inattendu et intelligemment correct. Surtout pas humoristique, sympathique ou thérapeutique. Il ne tient ni de la farce, ni du gag, ni de la fête. Le thème tire sa pertinence de son impertinence jamais gratuite, convenue ou facile, toujours délibérée, grinçante, impitoyable, corrosive, en un mot : scandaleuse.
Le thème est décalé seulement dans la mesure où il recale beaucoup de choses. Il se termine sur un point d’exclamation qui est à l’échelle du désespoir ou de la colère dont il est parti. Que le thème soit d’abord « déprimant » ne fait pas du Collectif, pour autant, un groupe de pression. Car le Collectif n’est pas « alternatif ». Il n’y a pas d’alternative. Sinon à le reconnaître irrévérencieusement. Rappelons que « euphorie » vient du grec euphoria, « la force pour supporter ».
La manifestation ne peut donc faire rêver sans réfléchir, réfléchir sans rire et rire sans pincer. Elle prend la tangente et en assume les risques inhérents. Et les autres. Comme d’être mal comprise, voire incompréhensible. En particulier, un thème qui ferait l’unanimité dans tous les milieux et sous toutes les latitudes imploserait immédiatement. Car le Collectif ne se démène pas pour une majorité, mais pour un maximum de gens. La nuance est de taille et la précision d’importance. De même, qu’un thème puisse retentir agréablement à des oreilles objectivement ennemies ne suffit pour l’abandonner. Au contraire.
Une suspicion d’hermétisme planera donc inévitablement au-dessus du thème. Mais une manifestation qui n’est pas suspecte s’appelle un défilé de mode, une parade militaire, une procession religieuse ou un cortège funèbre, bref une mascarade. Et on ne peut déformater l’intelligence sans recalibrer l’imagination. Et on ne peut rien contre l'ensorcellement de la bêtise. Sauf l’ignorer.
Une suspicion d’incorrection planera semblablement sur les agissements du Collectif, tant il est vrai que le bras armé du politiquement correct a substitué la présomption de suspicion à la présomption d’innocence. Le pire malentendu serait d’y voir un exercice de désobéissance, lequel suppose une fascination pour le pouvoir absente du Collectif. La désobéissance n’est politique que scrupuleusement chose étudiée, calibrée et circonscrite.
L’insolence est également intrinsèque à l’existence du Collectif, lequel se vante d’avoir une ardeur d’avance sur l’air du temps, de sorte que ses manifestations prennent tout le monde de court. De là qu’elles adoptent toujours la forme d’une réponse à une question encore jamais posée… mais qui arrive à point nommé. Une manifestation réussie de la vérité est toujours une intervention tempestive (de tempestivus, « qui vient à temps » et festivus, « où il y a de la joie »). Puisque « il n'est rien au monde d'aussi puissant qu'une idée dont l'heure est venue » (attribué à Victor Hugo).
Le Collectif abuse goulûment de la liberté d’expression. Mais le pire serait de désabuser la liberté… Ou de sombrer dans le lyrisme. La manifestation est une réalité qui ne recule pas devant la fiction de qualité.
Conclusion, le Collectif ne sacrifie rien au principe d’efficacité, à l’obligation de résultat, à l'impératif de croissance. Quitte à faire douter les médisants de sa « base ». À être accusés de « dissidandysme » (sic). À manifester un jour comme d’infâmes puristes dans le désert.
L’ennui le plus tenace peut marquer le déroulement même de la manifestation, tant il importe que le premier passant venu puisse y prendre place spontanément sans que son adhésion se noie dans quelque chorégraphie ou théâtralisation préalablement pensée par les organisateurs. Parce que ceux-ci croient en leur mission de service public, une manifestation du Collectif n’est pas un spectacle, une cérémonie et encore moins une mise en scène, une farce ou un divertissement, sauf à désapproprier les manifestants.
Une joie réelle, en revanche, marque l’aboutissement philosophique de la manifestation. Celle-ci ne dégénère jamais en une débilitante manifestation de joie pour autant. Les manifestants ne sont pas des polichinelles, des boute-en-train foutraques ou des joyeux drilles mais plutôt des agitateurs conceptuels, des étrangleurs d’évidences, des briseurs de consensus, bref, d'authentiques mal polis. Participer suppose donc une certaine santé, comme l’atteste l’absence de secouristes de la Croix-Rouge.
Le Collectif rappelle quand même que manifester à coups de marteau en cassant nietzschéennement de l’« évidence » n’est pas sans danger. Et, sacrifiant au principe de précaution, il pourrait décréter une manifestation « conformistes bon enfant non admis ».
La solitude peut également être au rendez-vous, puisqu’elle pend au nez de ceux qui ne s’alignent que sur eux-mêmes, ne se rangent qu’à leurs plus intimes intuitions, ne s’inféodent à aucune faction. Le Collectif assume. L’obstination est un muscle qui s’entraîne comme les autres.
Le Collectif est une association de fait momentanée, autoproclamée et appelée à durer. En fait partie de droit, d’office, d’ores et déjà quiconque prend part à la (préparation de la) manifestation dans l’esprit du thème choisi pour l’année en question. Mais le Collectif n’est pas un groupe, car « tout groupe est religieux » (Lacan).
Libre à chacun d’interpréter (ou non) la manifestation comme une performance artistique effervescente, estampillée « art contemporain », et d’archiver sa participation dans son CV d’artiste. D’autant que le Collectif invite tout un chacun à débrider sa créativité dans toutes les directions possibles à l’intérieur des limites dessinées par le thème choisi. Et le pouvoir désacralisant de la manifestation (aussi dénommé pouvoir de saine nuisance) en fait, il est vrai, une œuvre de salut public, ce dont ne peuvent se targuer toutes les œuvres d’art contemporain. En revanche, considérer la manifestation comme une œuvre d’inspiration hyperréaliste, parce qu’« elle ressemblerait à s’y méprendre à une vraie manif », est un motif d’exclusion du Collectif. Celui-ci ne revisite pas la forme « manifestation » : il se l’approprie.
Autant « la politique est l’art plastique de l’État » (Goebbels), autant l’art manifestique est la politique du Collectif.
Le Collectif pèse ses mots, ses slogans, ses images, ses films et autres productions. Il n’assène jamais d’arguments d’autorité mais adopte toujours un ton péremptoire. Il ne peut se rendre coupable que de raccourcis saisissants, de paradoxes limpides, d’inepties géniales, d’amalgames cinglants, d’insanités inouïes, de contrevérités édifiantes, de sophismes outranciers, d’aberrations lumineuses, d’erreurs percutantes, d’outrages caricaturaux, de transgressions véritables, de platitudes inattendues, de grossièretés subtiles, et cætera.
Le meilleur des mondes est impossible, mais il est possible de ne pas dire n’importe quoi. Le Collectif a la détresse fière, drôle, digne, roborative. Il désenchante… mais juste !
L’arbitraire de la censure s’exerce donc avec la fermeté nécessaire et le doigté voulu. Encore que l’enthousiasme soit un éléphant dans la porcelaine de la délicatesse.
Le Collectif est très à cheval sur les questions d’orthographe et tout à fait à pied sur les autres.
Le Collectif est tout sauf démocratique : le « nombre de voix » dont dispose chacun est proportionnel à son degré d’enthousiasme et de dévouement pour la cause défendue par la manifestation. C’est une enthousiasmocratie®. Et jusqu’à la preuve du contraire certifiée par huissier, le plus enthousiaste est domicilié au siège social, cérébral et infernal du Collectif.
Le Collectif n’a donc rien de collectiviste. Il s’agit avant tout d’une propriété privée… du droit de s’exprimer pour le plaisir de s’exprimer. Une propriété intellectuelle, en quelque sorte.
Le Collectif n'a rien contre les manifestants professionnels. Néanmoins, personne, a priori, n’est payé, sans quoi l’enthousiasme ne serait pas le ressort principal du dévouement à la cause défendue. Les fonds éventuellement collectés, les droits d’auteur éventuellement perçus et les bénéfices éventuellement générés par la vente de produits dérivés sont alloués exclusivement à la mise en œuvre de la manifestation, à son bon déroulement et/ou à l’apurement de la dette des manifestations précédentes.
On ne peut déroger à cette règle qu’à l’unanimité des personnes présentes au moment où la question est posée au plus enthousiaste.
Tout calicot, banderole ou autre dispositif manifestoyant déployé, exhibé ou brandi au cours de la manifestation devient de ce seul fait la nue et exclusive propriété du Collectif et doit en conséquence être remis spontanément à l’archiviste attitré du Collectif à l’issue de la manifestation. Tout contrevenant au présent article sera interdit de manifestation pour une période de 1 à 5 ans, selon l’intérêt esthétique de l’objet non restitué.
La langue de travail du Collectif est dans la bouche de celui qui l’ouvre.
Aucun certificat médical (ou quelque autre forme officielle de prétexte douteux à un ramollissement énergético-neuronal) n’est recevable au sein du Collectif. Sous peine d’exclusion.
Sauf une petite affaire privée (à savoir l’antichambre de psychodrames pathétiques, l’occasion de sabotages jouissifs, le prétexte à représailles intimes, le tremplin vers une psychologisation des différends ou un défouloir pour névrosés déficients), le Collectif sera tout. Ou ne sera plus.
Le site du Collectif est : www.manifestement.be.
Pour toute information, contact, contribution, éloge ou insulte, ou pour devenir membre du Collectif, ou pour figurer dans son carnet d’adresses électroniques, envoyez-nous un message. Le Collectif MANIFESTEMENT sème sa propagande sur Facebook.
Le siège social, cérébral et infernal du Collectif est situé dans le cagibi de la Lœuvrette Factory, laquelle a depuis fin 2012 rang d’asbl (association sans but lucratif), sise au 44 de la rue Coenraets à 1060 Bruxelles. Tél. : 02 539 30 24 *
* Si c’est une femme qui décroche, restez poli(e) et demandez si vous pouvez laisser un message. Normalement elle accepte.
Le Collectif tient une permanence poétique le 3 de chaque mois de 3h à 3h30 du matin, dans un recoin de son siège social, cérébral et infernal. Ou ailleurs, sur rendez-vous.