Friedrich Nietzsche (1844-1900)
philosophe allemand

Extrait de Généalogie de la morale, 10/18 (trad. A. Kremer-Marietti), 1974, p.132 :

« Que [ la généalogie de la morale ] n’ait été découverte que si tard, cela tient à l’influence, à l’intérieur du monde moderne, du préjugé démocratique qui freine toutes les recherches d’origine. […] Le désordre que peut engendrer ce préjugé, déchainé jusqu’à la haine, en particulier dans la moral et dans l’histoire, c’est c que montre le cas trop fameux de Buckle [qui écrit l’histoire en fonction des conditions physiques de chaque pays] ; le plébéisme de l’esprit moderne, qui est d’origine anglaise, surgit de nouveau sur son sol natal, avec la violence d’un volcan de boue et avec cette éloquence truculente, tapageuse et vulgaire avec laquelle jusqu’à présent tous les volcans ont parlé. »


Idem, p 191-192 :

« L’humanité en tant que somme de sacrifices consentis au bénéfice d’une seule espèce d’hommes plus forts – voilà qui serait un progrès… Je relève ce point de vue capital de la méthode historique, d’autant qu’il va à l’encontre fondamentalement de l’instinct dominant et du goût du jour qui préféreraient s’accommoder du hasard absolu, voire de l’absurdité mécaniste de tout événement, plutôt que de reconnaître la théorie selon laquelle une volonté de puissance se manifeste dans tout événement. L’idiosyncrasie démocratique contre tout ce qui domine et veut dominer, le misarchisme moderne (pour donner un vilain mot à une vilaine chose), […] domine déjà la physiologie tout entière et les sciences de la vie, à leur détriment, comme il est facile de le comprendre, dans la mesure où il leur a escamoté un concept fondamental, le concept d’activité proprement dite. A côté de cela, sous la pression de cette idiosyncrasie, on avance l’ « adaptation », c’est-à-dire une activité de seconde catégorie, une simple réactivité, et l’on a même défini la vile come une adaptation interne, toujours plus adéquate, à des conditions extérieures (Herbert Spencer). Mais on méconnaît ainsi la nature de la vie, sa volonté de puissance ; on perd ainsi de vue le principe d’une préséance des forces spontanées, agressives, conquérantes, usurpatrices, susceptibles de nouvelles interprétations, de directions et de formes nouvelles, et sous l’effet desquelles procède l’ « adaptation » : on nie ainsi jusqu’au rôle souverain des fonctions supérieures de l’organisme et dans lesquelles la volonté de vie se manifeste de façon active et formatrice. »
   

D'où se déduit le slogan suivant :

L’indécrottable préjugé démocratique contamine tout...
jusqu’aux sciences de la vie qui ne voient qu’adaptations mécanicistes là où il y a, plus fondamentalement,
volonté de puissance !

Idem, p 199-200 :

« L’hostilité, la cruauté, le plaisir de persécuter, d’attaquer, de déranger, de détruire – tout cela se retournant contre le détenteur de tels instincts : telle est l’origine de la « mauvaise conscience ». L’homme qui, par manque d’ennemis et de résistances de l’extérieur, forcé dans l’étroitesse opprimante et la régularité des mœurs se déchirait d’impatience, se persécutait, se rongeait, se harcelait, et se maltraitait lui-même, cet animal, que l’on veut « apprivoiser », et qui se blesse en se heurtant aux barreaux de sa cage, cet être souffrant de privation, et consumé dans la nostalgie du désert, qui a dû faire de lui-même une aventure, une chambre de torture, une contrée incertaine et périlleuse – ce fou, ce captif nostalgique et désespéré devint l’inventeur de la « mauvaise conscience ». Mais en même temps avait été introduite la maladie la plus grave et la plus inquiétante de toutes, celle dont l’humanité n’est pas encore guérie aujourd’hui, l’homme souffrant de l’homme, l’homme malade de soi-même : conséquence d’une rupture violente avec le passé animal, tout à la fois d’un saut et d’une chute dans un nouvel état et dans de nouvelles conditions d’existence, d’une déclaration de guerre contre les anciens instincts sur lesquels reposaient jusqu’à présent sa force, sa joie et ce qui en lui inspirait la crainte. »

 

Idem, p 248-252 :

« À supposer qu’un jour ces deux fatalités [le grand dégoût de l’homme et la grande pitié de l’homme] s’allient, aussitôt viendrait inévitablement au monde la chose la plus sinistre, la « dernière volonté » de l’homme, sa volonté de néant, le nihilisme. Et en fait : cela se prépare bien. Qui n’a pas que son nez pour sentir, mais aussi son nez et ses oreilles, celui-là détecte presque partout où il va aujourd’hui quelque chose de l’atmosphère d’un asile d’aliénés d’un hôpital, je parle, bien entendu, des domaines civilisés de l’homme, de toute espèce d’ « Europe » qu’il y a peu à peu sur terre. Les maladifs sont le plus grand danger de l’homme : pas les méchants, pas les « bêtes de proie ». Ceux qui sont par avance les malvenus, les vaincus, les torturés – ce sont eux, ce sont les plus faibles qui minent le plus la vie parmi les hommes, qui empoisonnent et mettent en question notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes, et cela de la manière la plus dangereuse. Où peut-on échapper à ce regard voilé dont on emporte une profonde impression de tristesse, à ce regard rentré de l’avorton dès l’origine qui trahit la manière dont un tel homme se parle à lui-même, - à ce regard qui est un soupir ! « Puissé-je être quelqu’un d’autre ! Ainsi soupire ce regard : mais il n’y a pas d’espoir. Je suis celui que je suis : Comment parviendrais-je à me libérer de moi-même ? Et pourtant, j’en ai assez de moi »… Sur le terrain d’un tel mépris de soi, un véritable marécage, il pousse toute mauvaise herbe, toute plante vénéneuse, et tout cela est si petit, si caché, si fourbe, si douceâtre. Ici grouillent les vers de la haine et du ressentiment ; ici l’air infecte d’odeurs secrètes et inavouables ; ici se trame avec persévérance le filet de la plus maligne des conspirations, la conspiration des souffrants contre les êtres réussis et vainqueurs, ici l’aspect même du vainqueur est abhorré. Et que de mensonges pour ne pas avouer que cette haine est de la haine ! Quelle parade de grands mots et d’attitude, quel art de la calomnie « loyale » ! Ces malvenus : quel torrent de noble éloquence leurs lèvres déversent-elles ! Quelle soumission doucereuse, mielleuse, obséquieuse dans leurs yeux aqueux ! Que veulent-ils réellement ? La justice, l’amour, la sagesse, la supériorité, voilà ce qu’ils veulent au moins représenter – c’est l’ambition de ces « inférieurs », de ces malades ! Et comme une telle ambition rend habile ! On pourrait admirer notamment l’habileté de faux monnayeurs avec laquelle ici on imite l’empreinte de la vertu, voire le tintement, le tintement d’or de la vertu. Ils ont maintenant pris à bail la vertu tout entière, ces faibles, ces incurables, il n’y a là-dessus aucun doute : « Nous seuls sommes les bons, les justes, ainsi parlent-ils, nous seuls sommes les homines bonae voluntatis. » Ils circulent parmi nous comme de vivants reproches, comme des avertissements à notre intention, – comme si la santé, l’accomplissement, la force, la fierté, le sentiment de puissance étaient en soi des vices qu’il faudrait un jour expier, amèrement expier : Oh ! Combien sont-ils au fond eux-mêmes fins prêts à faire expier comme ils sont assoiffés d’être des bourreaux. Parmi eux foisonnent les vindicatifs déguisés en juges, qui ne cessent d’avoir comme une bave empoisonnée le mot « justice » à la bouche, une bouche aux lèvres toujours serrées et toujours prêtes à cracher sur tout ce qui n’a pas l’air mécontent et qui va son chemin de bon cœur. Parmi eux ne manquent pas non plus cette répugnante espèce de vaniteux, les avortons menteurs qui s’efforcent de jouer les « belles âmes » et de lancer sur le marché, emmailloté de poésie et d’autres langues, leur sensualité altérée, intitulée « pureté du cœur », : l’espèce des onanistes moraux pratiquant l’ « autosatisfaction ». La volonté des malades de représenter sous quelque forme que ce soit la supériorité, leur instinct des chemins détournés qui mènent à la tyrannie sur les biens portants – où ne la trouverait-on pas cette volonté de puissance caractéristique des plus faibles ! En particulier la femme malade : personne ne la surpasse en raffinement pour ce qui est de dominer, d’opprimer, de tyranniser. Pour aboutir à ses fins, la femme malade n’épargne ni les vivants, ni les morts, elle déterre les choses les plus profondément enterrées (les Bogos disent : « la femme est une hyène »). Qu’on jette un regard derrière la façade de toutes les familles, de toutes les corporations, de toutes les communautés : partout sévit la lutte des malades contre les biens portants, – une lutte secrète munie de petites poudres empoisonnées, de coup d’épingles, de sournoises mimiques de martyrs, parfois, aussi avec ce pharisaïsme de malade aux attitudes tapageuses, qui se plaît à jouer « la noble indignation » jusque dans les lieux saints de la science, il aimerait de faire entendre, ce rauque aboiement d ‘indignation des chiens malades, la fausseté argneuse et la rage de ces « nobles » pharisiens (je rappelle aux lecteurs, qui ont des oreilles une fois encore cet apôtre berlinois de la vengeance Eugène Dühring qui, dans l’Allemagne contemporaine fait l’usage le plus indécent et le plus répugnant qui soit du tam-tam moral : Düring le plus grand brailleur de la morale qui soit aujourd’hui, même parmi ses pareils, les antisémites). Ce sont tous des hommes du ressentiment, ces êtres physiologiquement disgraciés et tarés, toute une région volcanique de vengeance souterraine, inépuisable, jamais satisfaite d’exploser contre les heureux et tout aussi bien de travestir la vengeance, de trouver des prétextes à la vengeance : quand parviendraient-ils vraiment au suprême, au plus brillant, au plus sublime triomphe de la vengeance ? Sans aucun doute s’ils réussissaient à mettre dans la conscience des heureux, leur propre misère, toute misère en général : de sorte qu’un jour ceux-ci en vinssent à rougir de leur bonheur et peut-être à se dire entre eux « c’est une honte d’être heureux ! Il y a trop de misère ! »… Mais il ne pourrait y avoir de plus grande et de plus fatale méprise que celle des heureux, des êtres réussis, des puissants d’âme et de corps commençant à douter de leur droit au bonheur. Finissons-en avec ce « monde renversé » ! Avec ce honteux amollissement du sentiment ! Que les malades ne rendent pas malades les bien-portants – et ce serait cette sorte d’amollissement –, tel devrait être sur terre le point de vue le plus valable : mais cela implique, avant toute chose, que les bien-portants soient séparés des malades, qu’ils soient protégés de la vue même des malades, qu’ils ne se confondent pas avec les malades. Ou bien serait-ce peut-être leur devoir de se faire garde-malades ou médecins ? Ils ne pourraient cependant pas méconnaître ni renier leur devoir de pire façon,– ce qui est supérieur ne doit pas se dégrader à servir d’instrument à ce qui est inférieur, le pathos de la distance doit de toute éternité aussi tenir séparés les devoirs ! Leur droit à l’existence, le privilège de la cloche sonore sur la cloche fêlée, faussée, est mille fois supérieur : Eux seuls sont les garants de l’avenir, eux seuls se sont engagés pour l’humanité future. Ce qu’ils peuvent, ce qu’ils doivent, jamais des malades ne seraient à même de le pouvoir et de le devoir : afin qu’ils puissent ce qu’eux seuls doivent, comment trouveraient-ils encore du temps de libre pour faire les médecins, les consolateurs, les sauveurs des malades ?... Et pour cela, de l’air pur ! De l’air pur ! Éloignons-nous en tout cas des parages de tous les asiles d’aliénés et de tous les hôpitaux de la civilisation ! Et pour cela une bonne compagnie, notre compagnie ! Ou bien la solitude, si cela doit être ! Mais en tout cas, il faut en finir avec les émanations malignes de la corruption interne et de la consomption sournoise des malades !... Afin que nous-mêmes, mes amis, nous nous défendions au moins quelque temps encore contre les deux plus terribles fléaux qui risquent de nous être réservés, – le grand dégoût de l’homme ! la grande pitié de l’homme !... »

D'où se déduit le slogan suivant :

La démocratie
est la résultante logique, historique, immorale et religieuse de
la haine de soi, du dégoût de soi, de la pitié de soi,
du ressentiment et de la mauvaise conscience,
de l’amollissement généralisé du sentiment,
de la conspiration vindicatives des faibles,
de la tyrannie des souffrants,
bref, de l’homme malade de lui-même !

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