Eric Hobsbawm (1917- ---)
historien britannique

« La démocratie ne s’exporte pas comme la bicyclette » (entretien) in http://www.humanite.fr, 24 mai 2009 :

Dans votre dernier livre récemment publié, L’Empire, la Démocratie, le Terrorisme (*)... , on a l’impression que vos conférences prononcées de 2002 à 2006, qui annonçaient la chute des empires, sans savoir que Bush allait tomber et Obama surgir, étaient prémonitoires…

Évidemment, c’était imprévisible. Mais la faillite du programme de George Bush et des néoconservateurs était à prévoir. C’est l’échec de la tentative d’établir un empire mondial, une hégémonie absolument unilatérale, fondée uniquement sur la puissance, l’influence, la richesse des États-Unis sans tenir compte de quiconque. Cela manquait même de réalisme. Une sorte de mégalomanie militaire a saisi l’administration américaine depuis l’élimination de l’Union soviétique. Sans rivaux, ils croyaient que cela suffisait à établir une domination acceptée, totale. Mais aucun empire n’est capable, à lui seul, de dominer le monde de façon politique et militaire. Le monde est trop grand, trop pluriel, pour subir une telle domination. Ensuite, les États-Unis avaient déjà passé le cap de leur puissance maximale. Les Européens et les économies asiatiques ont commencé à leur faire concurrence. La puissance américaine n’était plus en phase de montée historique. Elle était déjà, pour ainsi dire, sur la défensive. Enfin, ils ont très mal compris la nature des conflits post-guerre froide.

Vous estimez que le concept de domination démocratique était voué à l’échec et, selon vos propres mots, que « la vulgate occidentale a produit moins de lait que prévu »…

Cela a résolu moins de problèmes qu’on a prétendu. La démocratie a été définie de façon très étroite, seulement fondée sur le système représentatif, sur le pluripartisme. Pour les États-Unis, une fois qu’il y a élection avec plus d’un seul parti, et voilà, c’est la démocratie. Or, dans le monde, les États dans leur majorité correspondent à ce schéma, mais cela ne garantit pas qu’ils soient démocrates. Et va-t-on prétendre que la Corée ou le Japon sont des démocraties au même sens que la Suède ou la France ? Non, dans la démocratie, il y a beaucoup plus que ça, il y a la question du gouvernement populaire.

Vous vous dites très attaché à l’idée d’un gouvernement pour le peuple, réellement pour tous, riches et pauvres, stupides et intelligents, un gouvernement qui consulte le peuple et qui obtient son consentement. On va vous traiter de rêveur ?

Eh bien, une démocratie qui n’a pas de base de consentement dans le peuple n’est pas une véritable démocratie. Cela peut être un État de droit qui reconnaît les droits civiques, la justice, etc. Mais j’ai tenté de démontrer que la démocratie des systèmes américains, européens ne s’exporte pas comme des innovations reconnues partout comme utiles. Quel que soit le pays, ou le milieu, quand arrive la bicyclette, tout le monde la veut ; quand arrive le fusil AK47, de partout on se précipite et on l’achète. Mais la démocratie à l’occidentale, on ne l’accepte pas sans une structure des valeurs, sans une tradition. Sans préparation populaire, un tel gouvernement ne fonctionne pas, et d’ailleurs, cela a mal tourné en général.

Vous semblez pessimiste à propos du désordre que vous constatez dans le monde ?

Le monde va vers le désordre, c’est évident. Il est beaucoup plus chaotique qu’il ne l’était il y a trente ans. Même pendant la guerre froide, il y avait une matrice, un système entre puissances. Depuis, les Américains ont cru pouvoir, en vain, imposer leur propre système. Il existe maintenant une rupture entre des États qui fonctionnent, comme la Chine, le Japon, le Vietnam, et des États, comme dans le monde arabe, en Afrique, même en Amérique du Sud, qui ne contrôlent pas les territoires dont ils ont la charge. D’où des guerres et des sous-guerres civiles. Le fait est nouveau. Je ne dis pas permanent. Je pense que nous nous trouvons dans une situation de transition entre deux phases du développement social, un peu comme entre les deux guerres mondiales. On se doutait que cela ne pourrait pas durer, mais on ne savait pas comment on allait en sortir. Je reste, il est vrai, plutôt pessimiste car le plus grand problème de l’humanité, celui du climat, devra être résolu, et pour cela, il faudrait des institutions qui n’existent pas. La globalisation a connu des avancées énormes dans tous les domaines, sauf un, la politique !

Vous parlez de dissolution des identités nationales et, cependant, en Amérique latine, les expériences de Chavez au Venezuela, de Morales en Bolivie, de Correa en Équateur, et même, en Europe, les refus par référendums de la constitution libérale, ne montrent-ils pas qu’il y a des histoires, des cultures, des acquis qui résistent à ce processus de dissolution ?

Il n’existe pas de conscience européenne et encore moins de conscience mondiale, sauf parmi des minorités infimes. Il se développe des acteurs mondiaux très puissants comme les firmes multinationales et, de l’autre côté, mais bien plus modestement, des acteurs politiques comme les ONG ou les mouvements altermondialistes. Au niveau mondial, il y a des populations mais pas de peuple. Et voilà, c’est là l’énorme problème.

La fin des empires identifiés à des idéologies signifie-t-elle la mort des idéologies comme on en parle depuis des années ?

Il faut séparer les deux, les empires et les idéologies. Il y a eu un affaiblissement, même catastrophique, de la grande tradition politique et idéologique en Europe occidentale, celle des Lumières, du socialisme, y compris du communisme, comme quelque chose qui a inspiré les gens. Et qui était devenu, en effet, le plus grand élément de l’avancée, parmi d’autres, de la démocratie. Je rappelle qu’à l’époque de la deuxième internationale, les partis sociaux-démocrates, alors plutôt marxistes, organisaient des grèves, en Suède, en Belgique, notamment, pour le suffrage universel. Ils ne poussaient pas seulement la démocratie, ils étaient des écoles de démocratie. On allait dans ces partis pour apprendre, pour s’éduquer. Cette tradition s’est nettement dégradée depuis les années 1970.

Cette base historique est-elle morte ?

Elle n’est pas morte. Elle a beaucoup régressé. Avec la globalisation, l’État a beaucoup perdu de sa capacité à contrôler l’économie et le mouvement ouvrier, l’arme qui consistait à faire pression sur le gouvernement pour obtenir des réformes. Et, simultanément, les anciennes classes ouvrières se sont effritées. Il existe une exception, ce sont les Amériques, particulièrement en Amérique latine où les anciennes valeurs sont encore évidentes.

Des valeurs révolutionnaires ?

Des valeurs révolutionnaires. Ils se sont donné des gouvernements qui se référent à cette tradition. C’est aussi le cas dans certaines régions des Indes.

Et, dans le cas de la France, comment appréciez-vous les secousses sociales en cours, l’hostilité au capitalisme qui s’exprime avec la crise ?

En France, le socialisme, le communisme ont été un socialisme, un communisme d’action, de lutte. Cette tradition est toujours là.

Vous qui avez vécu le nazisme et le communisme, comment réagissez-vous au vote du Parlement européen qui, décrétant une journée contre le totalitarisme à la date anniversaire du pacte germano-soviétique de 1939, amalgame les deux ?

C’est idiot. Je n’ai déjà pas beaucoup de considération pour le Parlement européen. Son initiative est inepte.

Entretien réalisé par Charles Silvestre
(*) Traduction de Lydia Zaïd. Édition André Versailles - Le Monde diplomatique, 178 pages.

 

D'où se déduit le slogan suivant :

Les démocraties expansionnistes devraient larguer, non des urnes préfabriquées,
mais des écoles de démocratie.
Or, la plus petite école n’entre pas dans le plus gros porteur.
Donc, les démocrates sont des mégalos inefficaces doublés de funestes impérialistes.

"Delusions about Democracy" in CounterPunch, 26 janvier 2005 :

« Although President Bush's uncompromising second inaugural address does not so much as mention the words Iraq, Afghanistan and the war on terror, he and his supporters continue to engage in a planned reordering of the world. The wars in Iraq and Afghanistan are but one part of a supposedly universal effort to create world order by "spreading democracy". This idea is not merely quixotic--it is dangerous. The rhetoric implies that democracy is applicable in a standardised (western) form, that it can succeed everywhere, that it can remedy today's transnational dilemmas, and that it can bring peace, rather than sow disorder. It cannot.

Democracy is rightly popular. In 1647, the English Levellers broadcast the powerful idea that "all government is in the free consent of the people". They meant votes for all. Of course, universal suffrage does not guarantee any particular political result, and elections cannot even ensure their own perpetuation--witness the Weimar Republic. Electoral democracy is also unlikely to produce outcomes convenient to hegemonic or imperial powers. (If the Iraq war had depended on the freely expressed consent of "the world community", it would not have happened). But these uncertainties do not diminish its justified appeal.

Other factors besides democracy's popularity explain the dangerous belief that its propagation by armies might actually be feasible. Globalisation suggests that human affairs are evolving toward a universal pattern. If gas stations, iPods, and computer geeks are the same worldwide, why not political institutions? This view underrates the world's complexity. The relapse into bloodshed and anarchy that has occurred so visibly in much of the world has also made the idea of spreading a new order more attractive. The Balkans seemed to show that areas of turmoil required the intervention, military if need be, of strong and stable states. In the absence of effective international governance, some humanitarians are still ready to support a world order imposed by US power. But one should always be suspicious when military powers claim to be doing weaker states favours by occupying them.

Another factor may be the most important: the US has been ready with the necessary combination of megalomania and messianism, derived from its revolutionary origins. Today's US is unchallengeable in its techno-military supremacy, convinced of the superiority of its social system, and, since 1989, no longer reminded--as even the greatest conquering empires always had been--that its material power has limits. Like President Wilson, today's ideologues see a model society already at work in the US: a combination of law, liberal freedoms, competitive private enterprise and regular, contested elections with universal suffrage. All that remains is to remake the world in the image of this "free society".

This idea is dangerous whistling in the dark. Although great power action may have morally or politically desirable consequences, identifying with it is perilous because the logic and methods of state action are not those of universal rights. All established states put their own interests first. If they have the power, and the end is considered sufficiently vital, states justify the means of achieving it--particularly when they think God is on their side. Both good and evil empires have produced the barbarisation of our era, to which the "war against terror" has now contributed.

While threatening the integrity of universal values, the campaign to spread democracy will not succeed. The 20th century demonstrated that states could not simply remake the world or abbreviate historical transformations. Nor can they easily effect social change by transferring institutions across borders. The conditions for effective democratic government are rare: an existing state enjoying legitimacy, consent and the ability to mediate conflicts between domestic groups. Without such consensus, there is no single sovereign people and therefore no legitimacy for arithmetical majorities. When this consensus is absent, democracy has been suspended (as is the case in Northern Ireland), the state has split (as in Czechoslovakia), or society has descended into permanent civil war (as in Sri Lanka). "Spreading democracy" aggravated ethnic conflict and produced the disintegration of states in multinational and multicommunal regions after both 1918 and 1989.

The effort to spread standardised western democracy also suffers a fundamental paradox. A growing part of human life now occurs beyond the influence of voters -- in transnational public and private entities that have no electorates. And electoral democracy cannot function effectively outside political units such as nation-states. The powerful states are therefore trying to spread a system that even they find inadequate to meet today's challenges.

Europe proves the point. A body such as the European Union could develop into a powerful and effective structure precisely because it has no electorate other than a small number of member governments. The EU would be nowhere without its "democratic deficit", and there can be no legitimacy for its parliament, for there is no "European people". Unsurprisingly, problems arose as soon as the EU moved beyond negotiations between governments and became the subject of democratic campaigning in the member states.

The effort to spread democracy is also dangerous in a more indirect way: it conveys to those who do not enjoy this form of government the illusion that it actually governs those who do. But does it? We now know something about how the actual decisions to go to war in Iraq were taken in at least two states of unquestionable democratic bona fides: the US and the UK. Other than creating complex problems of deceit and concealment, electoral democracy and representative assemblies had little to do with that process. Decisions were taken among small groups of people in private, not very different from the way they would have been taken in non-democratic countries.

Fortunately, media independence could not be so easily circumvented in the UK. But it is not electoral democracy that necessarily ensures effective freedom of the press, citizen rights and an independent judiciary. »

 

D'où se déduit le slogan suivant :

La démocratie ne s’exporte pas comme la bicyclette !

 

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