Alain Badiou (1937- ---)
philosophe français

Extrait de Démocratie, dans quel état ? (ouvrage collectif), La Fabrique, Paris, 2009 :

    « En dépit de tout ce qui dévalue jour après jour l’autorité, il est certain que le mot « démocratie » reste l’emblème dominant de la société politique contemporaine.
    Un emblème, c’est l’intouchable du système symbolique. Vous pouvez dire ce que vous voulez de la société politique, vous montrer à son égard d’une férocité « critique » sans précédent, dénoncer « l’horreur économique », du moment que vous le faites au nom de la démocratie (…) vous serez pardonné. Car à la fin, c’est au nom de son emblème, et donc au nom d’elle-même, que vous avez tenté de juger cette société. Vous n’en êtes pas sorti, vous êtes resté son citoyen, comme elle dit, vous n’êtes pas un barbare, on vous retrouvera à votre place démocratiquement fixée, et sans doute, d’abord, aux prochaines élections.
    J’affirme donc ceci : pour toucher au réel de nos sociétés, il faut, comme un exercice a priori, destituer leur emblème. On ne fera vérité du monde où nous vivons qu’en laissant de côté le mot démocratie, en prenant le risque de n’être pas un démocrate, et donc d’être réellement mal vu par « tout le monde ». Car « tout le monde », chez nous, ne se dit qu’à partir de l’emblème. Donc, « tout le monde » est démocrate. C’est ce qu’on pourrait appeler l’axiome de l’emblème. »

D'où se déduit le slogan suivant :

Dominés de tous les pays, unissez-vous...
contre l’emblème démocratique
dominant !

 

Extrait de De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Lignes, 2007, p.15 et 37 :

    « Y a-t-il un terrorisme contemporain, une terreur démocratique ? Pour l’instant c’est rampant. Il s’agit de trouver les formes démocratiques d’une terreur d’État à hauteur de la technique : radars, photos, contrôle de l’Internet, écoutes systématiques de tous les téléphones, cartographie des déplacements... Nous sommes dans un horizon étatique de terreur virtuelle, dont le mécanisme capital est la surveillance, et de plus en plus la délation. […] Mon ami le philosophe slovène Slavoj Zizek a dit quelque part que ce qu’on n’avait pas compris, lorsqu’on a mis en scène l’opposition du stalinisme et de la démocratie parlementaire, c’est que le stalinisme était l’avenir de la démocratie parlementaire. Nous y venons, lentement, tortueusement. Il y aura, il y a déjà, des accélérations. Après tout, les moyens techniques du contrôle des populations sont aujourd’hui tels que Staline, avec ses fichiers manuscrits interminables, ses fusillades de masse, ses espions à chapeau, ses gigantesques camps pouilleux et ses tortures bestiales, apparaît comme un amateur d’un autre âge. »

D'où se déduit le slogan suivant :

Le terrorisme virtuel des États démocratiques
n’a rien à envier
(ou si peu)
au stalinisme !

 

Idem, p.42-45 et 79-80 :

    « Les élections sont au moins autant un instrument de répression que l’instrument d’expression qu’elles prétendent être. Rien ne produit une plus grande satisfaction des oppresseurs que d’installer les élections partout, que de les imposer, au besoin par la guerre, à des gens qui ne les ont pas demandées. […] Je ne dis pas que l’essence des élections est répressive. Je dis qu’elles sont incorporées à une forme d’État, le capitalo-parlementarisme, appropriée à la maintenance de l’ordre établi, et que par conséquent, elles ont toujours une fonction conservatrice, qui devient, en cas de troubles, une fonction répressive. Tout cela, qui est aujourd’hui représenté de façon plus claire, provoque un sentiment accru d’impuissance : si l’espace de la décision étatique ne nous laisse comme part, à nous citoyens ordinaires, que le vote, alors on ne voit plus très bien, du moins pour le moment, quelles sont les voies de passage pour une politique d’émancipation. […] Nous connaissons aujourd’hui la forme concrète de cet ‘élargissement’ de la démocratie, à laquelle se consacre la ‘communauté internationale’, soit la coalition des États gendarmes de la planète. C’est tout simplement, la guerre. La guerre en Palestine, en Irak, en Afghanistan, en Somalie, en Afrique… Que, pour organiser des élections il faille faire de langues guerres doit nous amener à réfléchir, non seulement sur la guerre, mais sur les élections. À quelle conception du monde est liée aujourd’hui la démocratie électorale ? Après tout, cette démocratie impose la loi du nombre. […] Et ceux qui ne comptent pas, ou sont mal comptés, on leur imposera par la guerre nos lois comptables. Et, en outre, si la loi comptable donne un résultat hétérogène aux résultats que nous en attendons, nous imposerons derechef, par la violence policière et la guerre, non seulement le compte, mais le ‘bon’ compte, celui qui fait que la démocratie doit élire des démocrates, c’est-à-dire des pro-américains, des clients dociles, et personne d’autre. Comme on l’a vu quand les Occidentaux, et certains de nos intellectuels en première ligne, ont applaudi, en Algérie, l’interruption du processus électoral qui avait donné la victoire aux ‘islamistes’, ou quand les mêmes ont refusé de reconnaître l’écrasante victoire électorale du Hamas dans les territoires palestiniens. »

D'où se déduit le slogan suivant :

La guerre est une arme démocratique
parmi d’autres.

 

 

Idem, p.119 et 121-122 :

    « Nous sommes en 1793, les périls assaillent la Révolution. Saint-Just demande : ‘Que veulent ceux qui n’acceptent ni la Terreur ni la Vertu ?’ Question intimidante, à laquelle cependant la pratique des thermidoriens donne une réponse claire : ils veulent que soit admis comme normal un certain degré de corruption. Contre la dictature révolutionnaire, ils veulent ‘la liberté’, ce qui veut dire : le droit de faire des affaires, et de mêler ces affaires à celles de l’État. […] La corruption, de ce point de vue, n’est pas ce qui menace la démocratie telle qu’elle fonctionne. Elle est sa véritable essence. Que les hommes politiques soient ou non personnellement corrompus au sens ordinaire du mot n’a presque aucune influence sur cette corruption essentielle. […] Marx remarquait, dès les débuts de la démocratie représentative en Europe, qu’en vérité les gouvernements ainsi désignés par le suffrage n’étaient que des fondés de pouvoir du Capital. Ils l’étaient pourtant bien moins qu’aujourd’hui ! C’est que si la démocratie est représentation, elle l’est d’abord du système général qui en porte les formes. Autrement dit, la démocratie électorale n’est représentative qu’autant qu’elle est d’abord représentation consensuelle du capitalisme, renommé aujourd’hui ‘écomomie de marché’. Telle est sa corruption de principe, et ce n’est pas pour rien qu’une telle ‘démocratie’, Marx, ce penseur humaniste, ce philosophe des Lumières, pensait ne pouvoir opposer qu’une dictature transitoire, qu’il appelait la dictature du prolétariat. »

D'où se déduit le slogan suivant :

Tous pourris ?
Mais démocratie et putréfaction sont consubstantielles !

 

Extrait de Abrégé de métapolitique (chapitre 5 : Raisonnement hautement spéculatif sur le concept de démocratie) , Seuil, 1998, p.89-108 :

    « Le mot "démocratie" est aujourd'hui l'organisateur principal du consensus. On prétend rassembler sous ce mot aussi bien l'effondrement des Etats socialistes, que le bien-être supposé de nos pays, ou que les croisades humanitaires de l'Occident.

    En fait, le mot "démocratie" relève ce que j'appellerai l'opinion autoritaire. Il est en quelque sorte interdit de ne pas être démocrate. Plus précisément: il va de soi que l'humanité aspire à la démocratie, et toute subjectivité supposée ne pas être démocrate est tenue pour pathologique. Elle relève au mieux d'une patiente rééducation au pis du droit d'ingérence des légionnaires et parachutistes démocrates.

    La démocratie s'inscrivant ainsi dans l'opinion et dans le consensus attire nécessairement le soupçon critique du philosophe. Car depuis Platon la philosophie est rupture avec l'opinion. Elle est tenue d'examiner tout ce qui est spontanément considéré comme normal. Si "démocratie" nomme un supposé état normal de l'organisation collective, ou de vouloir politique, alors la philosophie demandera qu'on examine la norme de cette normalité. Il n'admettra aucun fonctionnement du mot dans le cadre d'une opinion autoritaire. Pour le philosophe, tout ce qui est consensuel est suspect.

    Opposer l'évidence de l'idée démocratique à la singularité d'une politique, et particulièrement d'une politique révolutionnaire, est une méthode ancienne. On l'a déjà utilisée contre les bolcheviques, et ce, bien avant la révolution d'octobre 17. En fait, la critique adressée à Lénine selon laquelle la proposition politique qui était la sienne n'était pas démocratique, est originelle. Il est encore aujourd'hui très intéressant de voir comment Lénine y répondait.

    Lénine avait sur ce point deux systèmes d'argumentation: un premier système qui était de distinguer, dans la logique de l'analyse de classe, deux figures de la démocratie: la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne, et de soutenir que la seconde l'emportait à la fois en extension et en intensité sur la première. Mais le second dispositif de réponse me parait plus approprié à l'état actuel de la question. Lénine insiste sur ceci que par démocratie, en vérité, il faut toujours entendre une forme d'Etat. Lénine s'inscrit dans la filiation de la philosophie grecque, qui énonce que "démocratie" doit être ultimement pensé comme une figure de la souveraineté ou de pouvoir. Pouvoir de démos, ou de peuple, capacité du démos à exercer par lui même la coercition.

    Si la démocratie est une forme d’Etat, quel usage destinal proprement philosophique peut avoir cette catégorie? La politique, pour Lénine, a pour but, ou pour idée, le dépérissement de l'Etat, la société sans classes et donc la disparition de toute forme d'Etat, y compris bien entendu la forme démocratique. C'est ce qu'on pourrait appeler le communisme générique, tel qu'il est donné dans son principe par Marx dans les Manuscrits de 1844. Le communisme générique désigne une société égalitaire de libre association entre des travailleurs polymorphes, ou l'activité n'est pas réglée par des statuts et des spécialisations techniques ou sociales, mais par la maitres collective des nécessités. Dans une telle société, l'Etat est dissous comme instance séparée de la coercition publique. La politique, en tant qu'elle exprime les intérêts des groupes sociaux, et vise la conquête du pouvoir, est elle-même dissoute.

    Ainsi toute la politique communiste à pour fin sa propre disparition dans la modalité de la fin de la forme séparée de l'Etat en général, même s'il s'agit d'un Etat qui se déclare démocratique.

    Si maintenant on représente la philosophie comme ce qui désigne, légitime ou évalue les fins dernières de la politique, ou les idées régulatrices sous quoi une politique se présente, et si on admet, ce qui est l'hypothèse de Lénine, que cette fin est le dépérissement de l'Etat, ce qu'on peut appeler la présentation pure, l'association libre; ou encore si l'on dit que la fin dernière de la politique est l'autorité in-séparée de l'infini, ou l'avenue à soi du collectif comme tel, alors, au regard de cette fin supposé, qui est la fin désignée comme communisme générique,"démocratie" n'est pas, ne peut pas être, une catégorie de la philosophie. Pourquoi? Parce que la démocratie est une forme de l'Etat; que la philosophie évalue les fins dernières de la politique; et que cette fin est aussi la fin de l'Etat, donc la fin de toute pertinence du mot "démocratie".

    Le mot philosophique adéquat pour évaluer le politique peut, dans ce cadre hypothétique, être le mot "égalité" ou le mot "communisme" , mais non pas le mot "démocratie". Car ce mot reste classiquement attaché à l’Etat, à la forme de l'Etat.

    Il résulte de tout ceci que "démocratie" ne peut être un concept de la philosophie que si l'on renonce à l'une des trois hypothèses, liées entre elles, qui sous-tendent la vision léniniste du problème de la démocratie. Rappelons ces trois hypothèses:
Hypothèse 1 : La fin dernière de la politique est le communisme générique, donc la présentation pure de la vérité du collectif, ou le dépérissement de l'Etat.
Hypothèse 2 : Le rapport de la philosophie à la politique consiste à évaluer, à donner un sens général, ou générique, aux fins dernières d'une politique.
Hypothèse 3 : La démocratie est une forme de l'Etat.

    Sous ces trois hypothèses, "démocratie" n'est pas un concept nécessaire de la philosophie. Elle ne peut donc l'être que si l'une au moins de ces hypothèses est abandonnée. S'ouvrent alors trois possibilités abstraites.
1. Que la fin dernière de la politique ne soit pas le communisme générique.
2. Que la philosophie soutienne à la politique un autre rapport que celui d'en pointer, éclairer ou légitimer les fins dernières.
3. Que "démocratie" désigne une autre chose qu'une forme de l'Etat.

    Sous une au moins de ces trois conditions, le dispositif dont nous partions, et dans lequel "démocratie" n'a pas lieu d'être un concept de la philosophie, est remis en question, et on doit reprendre le problème. Je voudrais examiner l'une après l'autre ces trois conditions sous lesquelles "démocratie" peut recommencer ou commencer à être une catégorie de la philosophie proprement dite.

    Supposons donc que la fin dernière de la politique ne soit pas l'affirmation pure de la présentation collective, ne soit pas l'association libre des hommes, dégagée du principe de souveraineté de l'Etat. Supposons que la fin dernière de la politique, fût-ce à titre d'idée, ne soit pas le communisme générique. Quel peut être alors la fin de la politique, la finalité de son exercice, en tant que cet exercice concerne, ou questionne, ou met en jeu, la philosophie?

    Je pense qu'on peut faire deux hypothèses principales au regard de ce qu'est l'histoire de cette question. La première hypothèse est que la politique aurait pour fin la configuration, ou l'advenue, de ce que la politique serait un examen de la légitimité des différentes formes possibles de l'Etat. Elle chercherait à nommer la figure préférable de la configuration étatique. Tel serait l'enjeu ultime du débat sur les fins de la politique. Cela est en effet dans la grande tradition classique de la philosophie politique qui, depuis les Grecs, est ordonnée à la question de la légitimité de la souveraineté. Entre en scène alors, naturellement, une norme. Quel que soit le régime ou le statut de cette norme, une préférence axiologique affiche pour telle ou telle configuration étatique rapporte l'Etat à un principe normatif, comme par exemple, la supériorité du régime démocratique sur le régime monarchique ou aristocratique, pour telle ou telle raison, c'est-à-dire en convocation d'un système général de normes qui prescrit cette préférence.

    Remarquons au passage qu'il n’en va pas de même dans le cas de la thèse selon laquelle la fin dernière de la politique est le dépérissement de l'Etat, parce que précisément il ne s'agit pas du bon Etat. Ce qui est en jeu est alors le processus de la politique comme réalisation d'elle-même, c'est-à-dire comme engageant la cessation du principe de la souveraineté. Il ne s'agit pas d'une norme qui se conjoindrait à la figure étatique. Il s'agit de l'idée d'un processus qui porterait le dépérissement de la figure étatique toute entière. La figure de dépérissement n'est pas dans la question normative telle qu'elle peut s'exercer sur la persistance étatique. En revanche, si la fin dernière de le politique, c'est le bon Etat, ou l'Etat préférable, alors l'entrée en scène d'une norme est inéluctable.

    Or cette question est difficile, de ce que la norme est inévitablement extérieure, ou transcendante. L'Etat, si on le considéré en lui-même, est une objectivité sans norme. Il est le principe de souveraineté, ou de coercition, de fonctionnement séparé, nécessaire au collectif comme tel. Il va recevoir sa détermination dans une prescription issue de thèmes subjectivables qui sont précisément les normes sous lesquelles la question de l'Etat préférable ou du bon Etat va se présenter. Si l'on prend la situation présente, c'est à dire la situation de nos Etats parlementaire, on voit que le rapport subjectif à la question de l'Etat se règle sur trois normes: l'économie, la question nationale, et justement, la démocratie.

    L'économie d'abord. L'Etat est comptable de ce qu'il y ait un minimum de fonctionnement de la circulation et de la distribution des biens et il est discrédité comme tel s'il s'avère exagérément incapable de satisfaire à cette norme. Du point de vue de la sphère de l'économie en général, quel que soit son rapport organique à l'Etat, privé, public, etc., celui-ci est subjectivement comptable de ce que l'économie fonctionne.

    Deuxièmement norme, la norme nationale. L'Etat est sous la prescription de données comme la nation, la représentation sur la scène du monde, l'indépendance nationale, etc. Il est comptable de ce que le principe national existe, à la fois en lui-même et pour l'extérieur.

    Troisièmement, la démocratie est elle-même aujourd'hui une norme, prise en compte dans le rapport subjectif à l'Etat. L'Etat est comptable de la question de savoir s'il est démocratique ou despotique, quel est le rapport qu'il institue à des phénomènes comme la liberté d'opinion, d'association, de mouvement. L'opposition entre forme directoriale et la forme démocratique est quelque chose qui fonctionne comme une norme subjective dans l'évaluation de l'Etat.

    Disons que la situation présente de la question met l'Etat sous le triplet normatif du fonctionnement économique, de l'évaluation nationale et de la démocratie. Dans cette situation, "démocratie" intervienne comme une caractérisation normative de l'Etat, et plus précisément comme ce qu'on pourrait appeler la catégorie d'une politique. Non pas de la politique en général. Entendons ici par une politique ce qui règle un rapport subjectif à l'Etat. Et disons qu'on pourra convenir d'appeler parlementarisme-personnellement, je dirais capitalo-parlementarisme- la figure étatique qui règle son rapport subjectif à l'Etat sous les trois normes sous-mentionnées:l'économie, le national, le démocratique. Mais en tant que "démocratie" est ici convoqué comme la catégorie d'une politique singulière dont on sait que l'universalité est problématique, on ne la désignera pas comme étant par soi-même une catégorie philosophique. A ce niveau d'analyse on soutiendra donc que "démocratie" apparait comme une catégorie qui singularise, du biais de la constitution d'une norme subjective du rapport à l'Etat, une politique particulière qui doit recevoir son nom et pour laquelle nous proposons le nom de "parlementarisme".

    Voilà pour le cas où l'on se situe dans l'hypothèse que la politique a pour fin la détermination du bon Etat. Ce à quoi nous aboutissons, au maximum, est que "démocratie" puisse être la catégorie d'une politique singulière, le parlementarisme. Cela ne donne pas de raison décisive pour que "démocratie" soit repris, capturé, comme concept philosophique.

    Rappelons que nous examinons ce que peut bien être la fin dernière de la politique si ce n'est pas le communisme générique. Notre première idée était que la politique avait pour but l'installation de l'Etat le meilleur possible. Et la conclusion est que "démocratie" n'est pas alors, de façon nécessaire, un concept de la philosophie.

    La seconde idée possible est que la politique n'a pas d'autre fin qu'elle-même. Elle ne serait plus ordonnée à la question du bon Etat mais elle serait à elle-même sa propre fin, elle serait d'une certaine façon, à l'inverse de ce qui a été précédemment dit, le mouvement de pensée et d'action qui se soustrait librement à la subjectivité étatique dominante et qui propose, convoque, organise des projets qui ne se laissent pas réfléchir ou représenter dans les normes sous lesquelles l'Etat fonctionne. On pourrait dire aussi que la politique dans ce cas se présente comme pratique collective singulière à distance de l'Etat. Ou encore, qu'elle n'est pas porteuse, dans son essence, d'un programme d'Etat ou d'une norme étatique, mais qu'elle est plutôt le développement de ce qui est possible d'affirmer comme dimension de la liberté collective, précisément en soustraction au consensus normatif tel que l'Etat en est le centre, et même si, bien entendu, cette liberté organisée se prononce sur l'Etat.

    "Démocratie" peut-il alors être pertinent? Oui, on dira que "démocratie" peut être pertinent si "démocratie" est pris en un autre sens qu'une forme de l'Etat. Si la politique est ainsi à elle-même sa propre fin, dans la distance qu'elle est capable d'établir au regard du consensuel étatique, elle pourra éventuellement être dite démocratique, mais pas pour autant naturellement que la catégorie ne fonctionne plus au sens léniniste, au sens d'une forme d'Etat, ce qui nous renvoie à notre troisième condition négative par rapport aux trois hypothèses léninistes.

    Cela achève l'examen de premier volet, soit: qu'est-ce qui se passe si la politique n'a pas pour fin le communisme générique?

    Le deuxième volet concerne la philosophie n'a pas comme rapport à la politique d'être la représentation ou la saisie des fins dernières de la politique, que la philosophie a un autre rapport à la politique que celui-là et qu'elle n'est pas l'évaluation, la comparution devant un tribunal critique, ou la légitimation, des fins dernières de la politique. Quel est alors le rapport de la philosophie à la politique, comment le nommer ou comment le prescrire? Il y a une première hypothèse, qui est que la philosophie aurait pour charge ce que j'appellerais la description formelle des politiques, la typologie des politiques. La philosophie constituerait un espace de discussion des politiques par le repérage de leur type. En somme, la philosophie serait une appréhension formelle des Etats et des politiques telle qu'elle préélabore ou expose à des normes possibles les types de question. Mais lorsque cela est le cas - indubitablement, c'est une partie de travail de penseurs comme Aristote ou Montesquieu -, il apparait à l'évidence que "démocratie" intervient en philosophie même en tant que désignation d'une forme d'Etat. Il n'y a aucune doute. La classification s'exerce en effet à partir des configurations étatiques, et "démocratie" redevient, y compris philosophiquement, la désignation d'une forme d'Etat, qui s'opposera à d'autres formes, comme la tyrannie, l'aristocratie, etc.

    Mais si "démocratie" désigne une forme d'Etat, tout va se jouer que ce qu'on pense, au regard de cette forme, des fins de la politique.

    S'agit-il de vouloir cette forme? Alors, nous sommes dans la logique du bon Etat, et nous revenons au point examiné ci-dessus. S'agit-il d'aller au-delà de cette forme, de dissoudre la souveraineté, même démocratique? Alors nous revenons au cadre léniniste, à l'hypothèse du dépérissement. Dans tous les cas, cette opinion nous reconduit à notre premier volet.

    La seconde possibilité, c'est que la philosophie tente d'être l'appréhension de la politique comme activité singulière de la pensée, de la politique elle-même comme donnant, dans l'historico-collectif, une figure de pensée que la philosophie doit saisir comme telle, si l'on entend ici par philosophie- définition consensuelle l'appréhension en pensée des conditions d'exercice de la pensée dans ses différents registres. Si la politique est l'exercice d'une pensée, dans un registre qui lui est absolument propre (on reconnais ici la thèse centrale de Lazarus), on dira que la philosophie a pour tache de se saisir des conditions d'exercice de la pensée dans cette registration singulière nommée politique. Alors on soutiendra le point suivant: si la politique est une pensée, et pour autant que la politique soit une pensée, il est impossible qu'elle soit ordonnée à l'Etat, elle ne peut se laisser concentrer ou réfléchir dans sa dimension étatique. Risquons une formule un peu bâtarde: l'Etat ne pense pas.

    Indiquons au passage que le fait que l'Etat ne pense pas est à la racine de toutes sortes de difficultés de la pensée philosophique sur la politique. On peut montrer comment toutes les "philosophie politiques" (et c'est bien pourquoi il faut en abandonner le projet) sont à l'épreuve de ce point, que l'Etat ne pense pas. Et quand ces philosophies politiques tentent de prendre l'Etat comme guide de l'investigation de la politique comme pensée, la difficulté se redouble. Le fait que l'Etat ne pense pas conduit Platon, à la fin du livre IX de la République, à énoncer qu'en dernier ressort on peut faire de la politique partout, sauf dans sa patrie. C'est aussi ce qui conduit Aristote à la constations désolante que, une fois isolés les types idéaux de la politique, on constate que dans le réel n'existent que des types pathologiques. Par exemple, la monarchie est pour Aristote un Etat qui pense, et qui est pensable. Mais, dans le réel, il n'y a que des tyrannies, qui ne pensent pas, et sont impensables. Le type normatif n'est jamais réalisé. C'est aussi ce qui conduit Rousseau à constater que dans l'histoire il n'existe en réalité que des Etats dissous, mais aucun Etat légitime. Finalement, ces énoncés, qui sont pris dans des conceptions politiques extrêmement variées, désignent un point de réel commun: il n'est pas possible de prendre l'Etat comme porte d'entrée pour l'investigation de la politique, du moins si la politique est une pensée. On bute forcement sur l'Etat comme non-pensée. Il faut prendre les choses d'un autre biais.

    Par conséquent, si "démocratie" est une catégorie de la politique comme pensée, c'est-à-dire s'il est nécessaire à la philosophie de l'utiliser comme catégorie pour saisir le processus politique comme tel, on voit que ce processus politique est soustrait à la prescription pure de l'Etat, parce que l'Etat, lui ne pense pas. Il en résulte que "démocratie" n'est la non plus pris comme une forme de l'Etat, mais autrement, ou en autre sens. Nous sommes donc renvoyés au problème numéro 3.

    On peut alors avancer une conclusion provisoire: "démocratie" n'est une catégorie de la philosophie que s'il désigne autre chose qu'une forme de l'Etat. Mais quoi?

    Là est à mon avis le cœur de la question. C'est un problème de conjonction. A quoi "démocratie" doit-il conjoint pour être véritablement un accès à la politique comme pensée, qui ne soit pas sa conjonction à l'Etat? Là-dessus il y a bien évidement un héritage politique considérable et il n'est pas question ici de détailler. Je donnerai simplement deux exemples de la tentative de conjoindre "démocratie" à autre chose que l'Etat, de telle sorte qu'il puisse servir à retracer métapolitiquement (philosophiquement) la politique comme pensée.

    La première conjonction est de conjoindre directement "démocratie" à l'activité politique de masse - non pas à la configuration étatique, mais à ce qui lui est le plus immédiatement antagonique. Car l'activité politique de masse, la mobilisation spontanée des masses, se donne généralement dans une pulsion antiétatique. Ceci a donné le syntagme, que je dirai romantique, de la démocratie de masse, et l'opposition entre la démocratie de masse et la démocratie comme figure de l'Etat, ou démocratie formelle.

    Quiconque à l'expérience de la démocratie de masse, c'est-à-dire des phénomènes en historicité de type assemblées générales collectives, rassemblements de foule, mouvements émeutiers, etc, remarque évidement qu'il y a une point immédiat de réversibilité entre démocratie de masse et dictature de masse. L'essence de la démocratie de masse se donne en effet comme une souveraineté de l'immédiat, donc du rassemblement lui-même. On sait que la souveraineté du rassemblement exerce, dans les modalités de ce que Sartre appelait le "groupe en fusion" la fraternité-terreur. Sur ce point, la phénoménologie sartrienne demeure incontestable. Il y a une corrélation organique entre l'exercice de la démocratie de masse comme principe interne du groupe en fusion et un point de réversibilité avec l'élément immédiatement autoritaire ou dictatorial qui est à l'œuvre dans la fraternité-terreur. Si on examine cette question de la démocratie de masse pour elle-même, on verra qu'il n'est pas possible d'en légitimer le principe sous le seul nom de démocratie, car dans cette démocratie romantique est contenue immédiatement, aussi bien dans l'expérience que dans le concept, sa réversibilité en dictature. Nous avons donc affaire à un couple démocratie/dictature qui ne se laisse pas designer élémentairement, ou saisir philosophiquement, sous le seul concept de démocratie. Ça veut dire quoi? Ça veut dire que quiconque attribue une légitimité à la démocratie de masse, en tout cas jusqu'à aujourd'hui, le fait sur l'horizon, ou à partir de horizon de la perspective non étatique de la présentation pure. La valorisation, fût-ce sous le nom de démocratie, de la démocratie de masse comme telle et inséparable de la subjectivité du communisme générique. Il n'est possible de légitimer ce couple de l'immédiateté du démocratique et du dictatorial dans l'élément de la démocratie de masse que pour autant qu'on pense ce couple, et qu'on le valorise, à partir du point générique de la disparition de l'Etat lui-même, ou à partir de l'antiétatisme radical. En réalité, le pole pratique opposé à la consistance de l'Etat, qui se donne précisément dans l'immédiat de la démocratie de masse, est un représentant provisoire du communisme générique lui-même. Il en résulte un renvoie aux questions de notre première grande hypothèse: si « démocratie » est conjoint à masse, on suppose en réalité que la fin de la politique est communisme générique, d'où s'ensuit que « démocratie » n'est pas une catégorie de la philosophie. Cette conclusion est empiriquement et conceptuellement avérée par le fait qu'au point de la démocratie de masse il est impossible de discerner la démocratie de la dictature. C'est évidement ce qui a soutenu la possibilité pour les marxistes d'utiliser l'expression « dictature de prolétariat ». Il faut bien comprendre que ce qui valorisait subjectivement le mot « dictature », c'était précisément l'existence des points de réversibilité entre démocratie et dictature tels qu'ils se donnent historiquement dans la figure de la démocratie de masse, ou démocratie révolutionnaire, ou démocratie romantique.

    Reste une autre hypothèse, toute différente: il faudrait conjoindre « démocratie » à la prescription politique elle-même. « Démocratie' ne renverrait ni à la figure de l'Etat ni à celle de l'activité politique de masse, mais de façon organique à la prescription politique, sous l'hypothèse, dans laquelle nous sommes, que la prescription politique n'est pas ordonnée à l'Etat, ou au bon Etat, n'est pas programmatique. « Démocratie » serait lié organiquement à l'universalité de la prescription politique, ou à sa capacité d'universalité, et il aurait un lien entre le mot « démocratie » et la politique comme telle. Politique, encore une fois, au sens ou elle est autre chose qu'un programme de l'Etat. Il y aurait une caractérisation intrinsèquement démocratique de la politique, pour autant, bien entendu, que la politique s'autodétermine comme espace d'émancipation soustrait aux figures consensuelles de l'Etat.

    Il y a une indication dans ce sens chez Rousseau. Dans le chapitre 16 du livre III du Contrat social, Rousseau examine la question de l'établissement du gouvernement - apparemment la question contraire à celle dont nous nous occupons -, la question d'établir un Etat. Et il bute sur une difficulté bien connue, qui est que l'acte d'établissement d'un gouvernement ne peut pas être un contrat, ne peut pas relever de l'espace du contrat social, au sens ou celui-ci est fondateur du peuple comme tel, puisque l'institution d'un gouvernement concerne des personnes particulières, et que çà ne peut donc pas être une loi. Car, pour Rousseau, une loi est nécessairement un rapport global du peuple à lui-même et ne peut pas désigner des personnes particulières. L'institution du gouvernement ne peut être une loi. Ce qui veut dire qu'elle ne peut pas être non plus l'exercice d'une souveraineté. Car la souveraineté est précisément la forme générique du contrat social et elle est toujours un rapport de totalité à totalité, du peuple à lui-même. Apparemment, on est dans une impasse. Il faut bien qu'il y ait une décision à la fois particulière (puisque elle fixe le gouvernement) et générale (puisqu'elle est pris par tout le peuple, et non par le gouvernement, qui n'existe pas encore, et qu'il s'agit d'instituer). Cependant, il est impossible aux yeux de Rousseau que cette décision relève de la volonté générale, puisque toute décision de ce type doit se pressentir dans la figure d'une loi ou d'un acte de souveraineté qui ne peut être que le contrat passé de tout le peuple à tout le peuple et ne peut avoir un caractère particulière. On peut dire aussi: le citoyen vote des lois, le magistrat gouvernemental prend des décrets particuliers. Comment nommer des magistrats particuliers, quand il n'y a pas encore de magistrat, mais seulement des citoyens. Rousseau se tire de cette difficulté en énonçant que l'institution du gouvernement est l'effet « d'une conversation subite de la souveraineté et démocratie par une nouvelle relation de tous à tous, les citoyens, devenus magistrats, (passant) des actes généraux aux actes particulières ». Il s'est trouvé beaucoup de bons esprits pour dire que cela était un singulier tour de passe-passe. Que signifie cette conversion subite, sans modification du rapport organique de totalité à totalité? Comment un simple déplacement de ce rapport, qui est le contrat social comme constituant la volonté générale, permet-il de passer à la possibilité de procéder à des actes politiques particuliers ? Cela veut dire au fond - si on laisse de coté l'argument formel - que la démocratie est rapportée originairement au caractère particulier des enjeux de la prescription politique. La prescription politique, des lors qu'elle a des enjeux particuliers, est contrainte au démocratique. Le cas rousseauiste de l'institution du gouvernement n'est qu'un cas symbolique exemplaire. De manière plus générale, on dira que l'universalité de la prescription politique telle qu'elle se soustrait à la prise singulière de l'Etat ne peut se déployer comme telle que sous des enjeux particulières et qu'elle est contrainte, quand elle se déploie sur des enjeux particuliers, simplement pour rester politique, de revêtir la figure démocratique. La s'opère effectivement une conjonction primordiale entre la démocratie et la politique.

    On pourra donc définir la démocratie comme ce qui autorise un placement du particulier sous la loi de l'universalité du vouloir politique. « Démocratie », d'une certaine façon, nomme les figures politiques de la conjonction entre les situations particulières et une politique. Dans ce cas-là et dans ce cas-là seulement, « démocratie » peut être repris comme catégorie philosophique, en tant qu'il va désormais designer ce qu'on peut appeler l'effectivité de la politique, c'est-à-dire la politique dans son conjointement à des enjeux particuliers, la politique étant évidement entendue dans un sens qui la délivre de son ordonnancement à l'Etat.

    Si on voulait développer ce point, on montrerait que « démocratie », dans cette conjonction à la prescription politique comme telle, désigne en philosophie la saisie d'une politique dont la prescription est universelle, mais qui peut se conjoindre au particulier dans une figure de transformation des situations telle qu'elle vise à ce qu'aucun énoncé inégalitaire n'y soit possible.

    Cette démonstration est un peu complexe et je n'en donne qu'une esquisse. Admettons que « démocratie » désigne le fait que la politique, au sens d'une politique d'émancipation, a pour référent dernier la particularité de la vie des gens, c'est à dire non pas l'Etat, mais les gens tels qu'ils se présentent dans l'espace public. On voit alors que la politique ne peut rester elle-même, c'est-à-dire démocratique, dans le traitement de cette particularité de la vie des gens, que si elle ne toléré aucun acception inégalitaire de ce traitement. Parce que, si elle tolère une acception inégalitaire de ce traitement, alors elle introduit une norme non démocratique, au sens originel ou j'en parle, et elle défait la conjonction, c'est à dire qu'elle n'est plus en mesure de traiter le particulier du point de la prescription universelle. Elle va traiter autrement, elle va traiter du point d'une prescription particulière. Or, on pourrait montrer que toute prescription particulière réordonne la politique à l'Etat et la remet sous la contrainte de la juridiction étatique. Par conséquent, on dira que le mot « démocratie », pris au sens philosophique, pense une politique pour autant que, dans l'effectivité de son processus émancipateur, ce à quoi elle travaille est l'impossibilité, en situation, de tout énoncé inégalitaire concernant cette situation. Que ce à quoi une politique travaille ainsi soit réel découle du fait que ces énoncés sont, par l'action d'une telle politique, non pas interdits, mais impossibles, ce qui est tout à fait autre chose. L'interdiction est toujours un régime d'Etat, impossibilité est un régime du réel.

    On peut dire aussi que la démocratie, en tant que catégorie philosophique, c'est ce qui présente l'égalité. Ou encore, ce qui fait que ne peuvent circuler comme nominations politiques, ou comme catégories de la politique, des prédicats, quels qu'ils soient, qui soient formellement en contradiction avec l'idée égalitaire.

    Cela limite à mon sens de façon drastique la possibilité d'utiliser en politique, sous le signe de philosophique de la démocratie, des désignations communautaires, quelles qu'elle soient. Parce que la désignation communautaire ou l'assignation identitaire aux sous-ensembles comme tels ne se laissent pas traiter selon l'idée de l'impossibilité d'un énoncé inégalitaire. On pourrait aussi dire par conséquent que « démocratie » est ce qui norme la politique dans l'élément d'universalité propre à sa destination, et qui fera qu'aussi bien les nominations en termes de race que les nominations sexuées ou en termes de statut social, de hiérarchie, ou les énoncés défaisant la conjonction de la politique et de la démocratie. « Démocratie » veut dire qu'« immigré », «Français », « Arabe », « juif » ne peuvent être sans désastre des mots de la politique. Car ces mots, et beaucoup d'autres, renvoient nécessairement la politique à l'Etat, et l'Etat lui-même à sa fonction la plus essentielle et la plus basse: le décompte inégalitaire des humains.

    En définitive, la tache de la philosophie est bien d'exposer une politique à son évaluation. Non pas du tout au sens du bon Etat, pas plus qu'au sens de l'idée du communisme générique, mais intrinsèquement, c'est-à-dire pour elle-même. La politique, définie séquentiellement comme ce qui tente de créer l'impossibilité des énoncés inégalitaires relatifs à une situation, peut, du biais du mot « démocratie », être exposée par la philosophie à ce que j'appellerais une certaine éternité. Disons que par la philosophie, et par elle seule, une politique peut être évaluée selon le critère du retour éternel. Alors elle est saisie par la philosophie, non pas simplement comme avatar pragmatique ou particulier de l'histoire des hommes, mais comme rattachée à un principe d'évaluation qui supporte sans ridicule, ou sans crime, qu'on envisage le retour.

    Et au fond un très vieux mot, un mot usé, désigne philosophiquement les politiques qui sortent victorieuses de cette expressive: c'est le mot « justice ». »

 

D'où se déduisent les slogans suivants :


A l'ère religieusement démocratique qui est la nôtre,
il suffit d’être CONTRE la démocratie
pour être excommunié par la peau du cou !

 


Avec la démocratie dans tous ses États,
on n’est pas sorti de l’auberge de l’inégalité !

 

Extrait de Logiques des mondes (préface : Dialectique matérialiste et matérialisme démocratique) , Seuil, 2006, p.9-12 :

    « Que pensons nous tous, aujourd'hui? Qu'est-ce que je pense moi-même quand je suis hors de ma propre surveillance? Ou plutôt, quelle est notre (ma) croyance naturelle? (...)

    Il n'y a que des corps et langages.

    Disons que cet énoncé est l'axiome de la conviction contemporaine, et proposons de nommer cette conviction le matérialisme démocratique. Pourquoi ?

    Matérialisme démocratique. L'individu tel que forgé par le monde contemporain ne reconnait l'existence objective que des corps. Qui donc parlerait aujourd'hui, autrement que pour s'accorder à une rhétorique, de la séparabilité de notre ami immortel ? Qui ne souscrit dans les fait, dans le pragmatique des désirs, dans l'évidence du commerce, au dogme de notre finitude, de notre exposition charnelle à la jouissance, à la souffrance et à la mort ?

    Un symptôme parmi d'autres: les artistes, les plus inventifs, chorégraphes, peintres, vidéastes, traquent l'évidence des corps, de la vie désirante et machini que des corps, de leur intimité, de leur nudité, de leurs étreintes et de leurs supplices. Tous ajustent le corps contraint, écartelé, souillé au phantasme et au rêve. Tous imposent au visible la découpe de corps mitraillés par le vacarme de l'univers. La théorie esthétique ne fait que suivre. Un exemple pris au hasard: une lettre de Toni Negri à Raoul Sanchez, du 15 décembre 1999. On y lit ceci:

    Aujourd'hui, le corps n'est plus seulement un sujet qui produit et qui -parce qu'il produit de l'art - nous montre le paradigme de la production en général, la puissance de la vie: le corps est désormais une machine dans laquelle s'inscrivent la production et l'art. Voila ce que nous, les post-modernes, nous savons.

    « Post-moderne » est un des noms possibles du matérialisme démocratique contemporain. (...)

    Pour valider l'équation: existence = individu = corps, la doxa contemporaine doit courageusement résorber l'humanité dans une vision sur-tendue de l'animalité. Les « droits de l'homme » sont une seule et même chose que les droits du vivant. Protection humaniste de tous les corps vivants, telle est la norme du matérialisme contemporain. Cette norme reçoit aujourd'hui son nom savant: « bio-éthique ». Dont l'envers progressiste emprunte son nom à Foucault: « biopolitique ». Notre matérialisme est ainsi celui de la vie. Un bio-matérialisme.

    Par ailleurs, il est de façon essentielle un matérialisme démocratique. Car le consensus contemporain, reconnaissant la pluralité des langages, en suppose l'égalité juridique. De là que la résorption de l'humanité dans l'animalité se complète de l'identification de l'animal humain à la diversité de ses sous-espèces et aux droits démocratiques inhérents à cette diversité. Ce dont cette fois l'envers progressiste emprunte son nom à Deleuze: « minoritarisme ». Communautés et cultures, couleurs et pigments, religions et prêtrises, us et coutumes, sexualités disparates, intimités publiques et publicité de l'intime: tout, toutes, tous méritent d'être reconnues et protégés par la loi. Cependant le matérialisme démocratique admet un point d'arrêt global à sa tolérance multiforme. (...)

    Mais si nous refusons d'opposer à « matérialisme démocratique » son contraire formel, qui est bien « idéalisme aristocratique » quel sera notre (insuffisant) nom ? Apràs bien des hésitations j'ai décidé de nommer l'atmosphère idéologique dans laquelle mon entreprise philosophique donne l'air à sa plus extrême tension une dialectique matérialiste. (...)

    Admettons que par « démocratique » (ou « occidental », c'est la même chose) il faille entendre à la fois le maintien et la dissolution de la multiplicité symbolique ou juridique dans la dualité réelle : la guerre froide des démocraties contre les totalitarismes, la guerre semi-chaude des pays libres contre le terrorisme, ou la guerre à la fois langagières et policière des pays civilisés contre l'archaïsme islamiste. Admettons que par « dialectique », dans le droit fil de Hegel, on comprenne que l'essence de toute différence est le tiers terme qui marque l'écart de deux autres. Alors, il est légitime de contraposer au matérialisme démocratique, cette souveraineté du Deux (corps et langages), une dialectique matérialiste. (...) »

 

D'où se déduit le slogan suivant :

Ô aristocrates idéalistes pré-modernes qui s’ignorent,
allez vous rhabiller matérialistement le corps…
ou rangez vos velléités démocratiques au vestiaire !

 

Idéalisme aristocratique (de Platon à BHL)
Matérialisme dialectique (de Breton à Althusser et plus)
Scientisme philosophique (de Zinoviev à Staline)
Matérialisme historique (de Marx à Chomsky)
Matérialisme démocratique (de Jérôme Champion de Cicé à Berlusconi)
MAIS
Dialectique matérialiste (de Badiou à Badiou) !

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