Angela Davis (1944- ---)
philosophe américaine

Extrait de Les Goulags de la démocratie, Au Diable Vauvert, 2006 :

      « Vous notez également dans votre travaux récents qu’il existe un relation symbolique entre le complexe carcéro-industriel et le complexe militaro-industriel. Comment cette imbrication se maintient-elle ? Comment ces complexes sont-ils entrelacés ?

      Je tiens d’abord à signaler que l’emploi du terme complexe carcéro-industriel, notamment par les érudits et les militants, est de nature tactique; car ce terme a été conçu pour susciter une résonance avec le terme complexe militaro-industriel. Lorsque l’on considère l’ampleur avec laquelle ces deux complexes dégagent des profits tout en produisant les moyens de mutiler et de tuer des êtres humains et de dévorer les ressources sociales, alors leur similitude structurelle essentielle devient apparente. Pendant la guerre du Vietnam, il est devenu clair que la production militaire devenait un élément qui avait entrepris de coloniser l’économie, pour ainsi dire. On peut déceler une évolution semblable dans le complexe carcéro-industriel. Celui-ci n’est plus seulement une niche d’importance mineure pour quelque entreprises. En effet, l’industrie du châtiment est en quelque sorte sur l’écran radar d’innombrables entreprises des secteurs manufacturier et des services. Les prisons sont ciblées pour leur potentiel de consommation et de fourniture de main d’œuvre bon marché. Si l’on peut décrire de bien des façons la relation symbiotique entre le militaire et le carcéral, j’attire l’attention sur un des rapprochements les plus évidents : les similitudes entre les populations respectives de ces deux institutions. En fait, de nombreux jeunes qui s’engagent dans l’armée – en particulier parmi les jeunes de couleur – le font souvent pour échapper à une trajectoire de pauvreté, de toxicomanie et d’analphabétisme qui les mènerait directement en prison. Brève observation, enfin, dont les implications sont énormes. Au moins une entreprise de l’industrie de la défense a recruté activement de la main-d’œuvre carcérale. Représentez-vous cette image : des prisonniers fabriquent des armement qui aident le gouvernement dans sa quête de domination mondiale.

      Vous avez également fait valoir qu’il n’y a aucune corrélation entre crime et emprisonnement, que “la carcéralisation” de la société états-unienne a transformé le paysage racial des Etats-Unis. Qu’entendez-vous au juste ?

      S’il y autant de prisonnier, on suppose que c’est parce qu’il y a beaucoup de personne qui commettent des crimes, or vous voyez les choses autrement. Le lien qu’on admet généralement dans les discours populaires et érudits, c’est que le crime engendre le châtiment. Ce que j’ai tenté de faire – ainsi que bien d’autres intellectuels publics, militants et érudits – c’est d’encourager les gens à réfléchir à la possibilité que le châtiment soit peut-être la conséquence d’autres facteurs et ne soit pas la conséquence inévitable de la perpétration d’un crime. Ce qui ne veut pas dire que les détenus n’ont pas commis ce que nous appelons des “crimes” – ce n’est pas cela que je soutiens. Indépendamment de la question de savoir qui a commis ou n’a pas commis des crimes, le châtiment, en un mot, peut être considéré comme une conséquence de la surveillance racialisée. L’accroissement de l’incarcération est, plus souvent, le résultat de l’accroissement de la surveillance. Les communautés qui sont soumises à la surveillance policière sont davantage susceptibles de fournir plus de corps humains à l’industrie du châtiment. Plus important encore, l’emprisonnement est solution punitive à tout un ensemble de problèmes sociaux qui sont négligés par les institutions sociales qui pourraient aider les gens à mener une vie meilleure, une vie plus enrichissante. Voilà la logique de ce qu’on a appelé la boulimie d’emprisonnement. Au lieu de construire des maisons, jetons les sans-abris en prison. Au lieu de développer le système éducatif, jetons les analphabètes en prison. Je mets en prison ceux qui perdent leur travail à cause de la désindustrialisation, de la mondialisation du capital et du démantèlement de l’État providence. Débarrassons-nous de toutes ces gens-là. Libérons la société de toutes ces populations dont on peut se passer. En vertu de cette logique, la prison devient un moyen de faire disparaître les problèmes sociaux sous-jacents qu’ils incarnent. »


   

D'où se déduit le slogan suivant :

La démocratie va jusqu’à
l’inversion de TOUTES les valeurs :
le châtiment EST le crime.

 

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