une interview de
Patrick Declerck

philosophe, anthropologue et psychanalyste,
auteur du livre référence Les Naufragés. Avec les clochards de Paris (Terre Humaine-Pocket, 2001)
et d’un pamphlet au vitriol Le sang nouveau est arrivé. L’horreur SDF (Gallimard-Folio, 2007),
réalisée par téléphone le 20 octobre 2009,
au sujet du projet de manifestation,
qu’il approuve et soutient dans son principe
et qu’il éclaire, de manière très complémentaire,
de son point de vue de praticien.

Extraits audio: (format MP3)

1. Fondamental
2. Fatal
3. Insupportable
4. Immoral
5. Jubilatoire

 

Nous mettons en gras les passages les plus intéressants
pour le projet de manifestation lui-même.

 

 

Collectif MANIFESTEMENT : Bonsoir Patrick Declerk, et encore merci de nous accorder cet entretien.
Patrick Declerck : Je vous en prie.
Collectif MANIFESTEMENT : Comment donc avez-vous ressenti ce projet de manifestation à la lecture de notre argumentaire ? Pour ma part, à la lecture de vos deux essais sur les SDF, j'ai été frappé par une communauté, je dirais, par une sensibilité relativement proche dans l'esprit de cette manifestation et dans vos livres, quand vous dénoncez que les SDF, par exemple, démontrent de manière absolument terrible que la normalité est sans issue mais tout votre travail, votre contribution si je vous ai bien lu, est justement d'essayer de proposer par ce que vous appelez la « fonction asilaire », de limiter autant que faire se peut les dégâts de la « normopathie » et qu'il faut essayer aussi par ailleurs dans la relation avec les SDF aussi de les accepter tels qu'ils sont, « aberrations comprises »,  et c'est un peu ça l'esprit dans lequel cette manifestation est aussi faite, en fait. Le sous-titre de la manifestation, dès qu'elle s'est imposée à nous a été : « Peut-on secourir sans redresser ? », donc ça c'était une des toutes premières intuitions, qui nous semblait, à vous lire et relire, très « declerckienne »…
Patrick Declerck : D'abord sur la question d'exiger la diminution du prix de l'alcool, c'est effectivement d'abord rigolo et je dirais, (je suis moi-même d'origine belge  et le dis sans exotisme condescendant) qu’il y a là quelque chose de tout à fait ancré dans le surréalisme belge et dans cette espèce de révolte qui flotte comme ça, en Belgique, probablement parce que si on ne se révoltait pas en Belgique, on deviendrait fou ou catholique, ou probablement les deux...
Collectif MANIFESTEMENT : La double peine !
Patrick Declerck : Mais je crois que ce titre touche effectivement quelque chose de fondamental qui est au-delà de la provocation et de la plaisanterie, qui est le problème de savoir jusqu'où on peut tolérer, voire encourager, la réalité de l'autre tel qu'il est. Ce problème-là, qui est un problème extrêmement ardu, tant dans le discours de la société en général que dans le travail thérapeutique individuel, me semble un problème absolument fondamental. On voit très bien, par exemple, comment une partie du discours sur l'alcool dérive d'une position : « Éliminons l'alcool » à : « Éliminons les alcooliques ».
Collectif MANIFESTEMENT : Ou c'est la condition : « Arrêtez de boire et on s'occupera de vous ».
Patrick Declerck : Voilà ! Cet « Arrêtez de boire », en soi, n'est pas une mauvaise idée, même si on sait que dans la réalité c'est difficile à appliquer, et sans parler du fait que pour arrêter n'importe quelle addiction, encore faut-il avoir de bonnes raisons de le faire.
Collectif MANIFESTEMENT : Absolument.
Patrick Declerck :  C'est-à-dire qu’on est là dans un discours qui est extrêmement méprisant, parce qu'on ignore et veut ignorer que les comportements d'abus de substances, quels qu'ils soient...
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, parce que l'alcool est pris plus comme un symbole ici.
Patrick Declerck : Oui, c'est évidemment le symbole auquel tout le monde pense, comme s'il y avait de mauvais alcooliques d'un côté, de bons picoleurs de l'autre, c'est-à-dire nous-mêmes, d'affreux toxicomanes d'un côté, mais de braves gens qui prennent des anti-dépresseurs comme nous de l'autre côté, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, c'est une chose que nous disons souvent : si la manifestation avait pour titre « Les étudiants descendent dans la rue pour exiger une baisse du prix de l'alcool », tout le monde trouverait ça au mieux très sympathique.
Patrick Declerck : Oui, c'est ça… Donc tout ça pose le problème de la transgression, ça pose le problème tout d'abord philosophique de la phénoménologie, c'est-à-dire jusqu'où est-ce qu'on va supporter de regarder l'autre tel qu'il est, « avec les verrues et tout » disait Cromwell, le grand révolté du puritanisme anglais… Donc, jusqu'où est-ce qu'on peut supporter ça ? Et ensuite qu’en est-il de la transgression, qu'en est-il aussi de la complicité dans cette transgression ? Parce que l'argument se renverse, et on peut aussi tomber dans une relation perverse, dans l'autre sens, qui est de favoriser, ou d'être dans trop de tentatives de laisser-aller vis-à-vis d'un processus addictif qui est tout de même destructeur, qui est du côté de l'élaboration de la mort. 
Collectif MANIFESTEMENT : Assumer la verrue, et la montrer au moins une fois sur la place publique, debout plutôt que couché. Mais bien sûr, l'argument qui nous est régulièrement opposé, c'est que l'on veut encourager l'alcoolisme, qui est, bien sûr, notre denier souhait…
Patrick Declerck : Bien entendu, bien entendu, mais qui plus est, c'est bien facile de reprocher rapidement et frileusement d'encourager l'alcoolisme comme si l'alcoolisme était finalement une catastrophe ; c'est certainement une catastrophe, c'est une catastrophe psychique et somatique, mais, par ailleurs, tous ces braves gens frileux et normatifs oublient de poser la question fondamentale qui est : « Arrêter de boire, ou de se shooter ou de s'abrutir d'une manière ou d'une autre, pour quoi faire ? Quelle est l'alternative ? Et que reste-t-il encore chez ces êtres brisés comme capacités de faire autre chose ? »
Collectif MANIFESTEMENT : En effet.
Patrick Declerck : Et même s’ils deviennent « propres », j'utilise « propres» entre guillemets parce que c'est vraiment le vocabulaire qu'on entend, comme s'il s'agissait là de souillures et de purification…
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, on est dans l'ordre du nettoyage.
Patrick Declerck : Complètement. C'est-à-dire qu'on est là aussi dans l'analité, dans des mouvements contra-phobiques vis-à-vis de l'excrémentiel. C'est la phrase de Sarkozy sur le karcher… On est là dans les fantasmes les plus primaires. Mais « karcheriser », passer au nettoyage à sec, habiller de frais et tout joli, pour quoi faire ? Pour quoi faire, alors que ce sont des gens qui n'ont en fait nul endroit où aller... Ils en sont où ils en sont, c'est-à-dire qu'ils sont effectivement incapables de fonctionner dans des conditions minimales de normalité de la société, entre autres parce qu'ils ont été abîmés et abîmés en partie de façon irréversible par la vie qu'ils ont menée et aussi par des processus de marginalisation qui sont véritablement transgénérationnels, c’est-à-dire qu’ils sont quand même, pas tous mais la majorité d'entre eux, issus d'un sous-prolétariat qui ne dit pas son nom mais qui est véritablement un sous-prolétariat et dont l'histoire transgénérationnelle est marquée encore une fois d'alcoolisme, d'abus de substances, de violences, d'abandons, de placements, d'errances diverses, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : Et toutes sortes d'abus, oui.
Patrick Declerck : Toutes sortes d'abus, et toutes sortes de ratages : ratage de la culture, ratage de la transmission culturelle, ratage de la transmission des codes sociaux, ratage de l'insertion économique, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : La réalité devient ingérable.
Patrick Declerck : La réalité devient plus qu'ingérable, elle a été persécutrice et elle a été généralement persécutrice depuis des générations. Et donc on finit par avoir des êtres brisés. Alors là, les humanistes ne suivent plus, parce que les humanistes sont des enfants qui cherchent des sucettes et des hochets pour se distraire et sont absolument rétifs à la notion de chronicité et d'irréversibilité : c'est l'idée fantasmatique d'un statuaire de l'humain où tout est réversible tout le temps. Il suffit d'un peu de bonne volonté, il suffit d'un peu d'amour (ces gens sont des fanatiques de l'amour !), c'est l'idée que tout peut redémarrer, tout peut finir bien, il y a là un happy end hollywoodien à l'humanisme, qui est increvable.
Collectif MANIFESTEMENT : Et qui est toujours couplé à ce concept d'autonomie.
Patrick Declerck : Qui est couplé à ce concept d'autonomie, et qui, insidieusement – et là, il montre un peu sa vraie nature – est couplé à la notion de remise au travail...
Collectif MANIFESTEMENT : Le pauvre digne et méritant.
Patrick Declerck : Digne, méritant et laborieux. Même lorsque son effort est vain. Et là on voit toute la logique des centres d'hébergement où on est foutu dehors à l'aube pour aller chercher un travail inexistant, mais comme disait Cyrano : « C'est bien plus beau lorsque c'est inutile ». On est là véritablement dans une orthopédie morale.
Collectif MANIFESTEMENT : Exactement.
Patrick Declerck : Et donc, évidement, le comportement auto-abandonnique de ces gens qui manifestent bruyamment qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark est insupportable et ils sont haïs par leur société, ils sont haïs par les passants.
Collectif MANIFESTEMENT : Et donc, ils seront certainement haïs le 24 janvier, s'il y en a qui défilent, en montrant leur verrues.
Patrick Declerck : Haïs, et probablement haïs dans un mouvement d'inintelligibilité. Donc ils passeront très certainement pour des doubles pervers, etc. Donc je pense que c'est une très bonne chose. Mais il est clair qu'on joue là sur toute une série de malentendus mais qui ne sont pas des malentendus innocents : ils ont une fonction sociale et une fonction de normativité sociale et une fonction qui passe par l'aliénation croissante du sujet.
Collectif MANIFESTEMENT : C'est ça.
Patrick Declerck : Et tout le discours qui est produit autour d'eux... la notion même d'exclusion d'ailleurs, qui suppose qu'au fond, on a affaire à un individu inchangé, qui reste inchangé, qui, pour une raison ou pour une autre, est mis à la porte du système, et cette notion implique que si l'on rouvre la porte, il peut rerentrer dans le système et tout peut redémarrer. On est là en fait dans une négation de toute pensée sociologique... La non-pensée sociologique, c'est l'idée que les acteurs de la société sont interchangeables... Il y a eu des tas de films là-dessus où des gens changent de place, c'est un vieux truc de la comédie : le maître devient le serviteur, le serviteur le maître, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : Et ça n'a jamais fonctionné comme ça.
Patrick Declerck : Ça n'a jamais fonctionné comme ça parce que tout est un marqueur social : le langage, l'accent...
Collectif MANIFESTEMENT : C'est bien l'imposture du rêve américain...
Patrick Declerck : C'est l'imposture du rêve américain, c'est l'imposture aussi du rêve démocratique, c'est au fond tout à fait l'imposture métaphysique du christianisme. Nietzsche disait : « La démocratie, c'est le christianisme naturalisé », c’est-à-dire que les premiers pourront un jour être les derniers et les derniers les premiers. C'est de la pure foutaise…
Collectif MANIFESTEMENT : Cela permet de faire avaler toutes les pilules...
Patrick Declerck : C'est clair, c'est l'opium des crétins. Et ça sert à cela. Dans la notion de Marx, l'idée d'opium n'était pas seulement l'idée que c'est une drogue, mais que c'est une drogue pour calmer la révolte. Ça sert à cela : pour faire mirer le fait que tout cela est possible, que tout cela finira bien, si pas dans ce monde-ci, dans le monde d'après. Maintenant, on a une version laïque qui est : « Tout finira bien mais pas dans ce monde-ci mais dans le monde du travail », une fois qu'ils auront retrouvé du travail, qu'on aura bidouillé telle ou telle histoire d'accès aux papiers d'identité, à telle allocation, etc., tout le monde sera sauvé. Tout cela est faux, en fait : on est face à des problèmes qui sont chroniques, qui sont existentiels, et face à des populations qui sont existentiellement abîmées et qui sont finalement de grands handicapés existentiels. C'est pour ça que je pense que l'extrême de la désocialisation produit un équivalent de la psychose, c’est-à-dire qu’on n’en revient pas. Je pense qu'on peut effectivement s'améliorer, dans des conditions confortables, on peut secourir, on peut rallonger la vie et les objectifs thérapeutiques sont les mêmes pour tout le monde...
Collectif MANIFESTEMENT : Bien sûr.
Patrick Declerck :... pour eux comme pour vous et moi : c'est crever le plus tard possible et moins souffrir en attendant. Voilà, il n'y a rien d'autre.
Collectif MANIFESTEMENT : Et l'alcool, là-dedans, vous le soulignez à plusieurs reprises, est un anxiolytique.
Patrick Declerck : Dans un premier temps, il est anxiolytique c’est-à-dire qu'il diminue l'angoisse. Dans un second temps, il est dépresseur et donc il renforce la dépression secondairement. Dépression qui elle-même va générer plus d'angoisse, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : Et le cercle vicieux est engagé.
Patrick Declerck : Et là on est parti dans quelque chose qui est répétitif et, qui plus est, le fonctionnement de l'addiction à l'alcool, comme toute autre addiction, est que pour obtenir un même effet psychotrope, c’est-à-dire un même effet qui agit sur les fonctions psychiques, il faut augmenter la dose à la longue…
Collectif MANIFESTEMENT : Et c'est ça aussi ce que l'on nous a reproché, évidemment, des SDF notamment, qui nous ont dit : « Mais ça risque de nous associer, d'associer l'image des SDF à l'alcool ! »… C’est compliqué.
Patrick Declerck : D'autant plus qu’on se heurte là à un autre système de représentations qui sont en fait contradictoires… Il y a toute une série de mythes sociaux qui circulent là-dedans : d'une manière générale, nous sommes dans des sociétés qui sont alcoolophiles...
Collectif MANIFESTEMENT : Tant en France qu'en Belgique !
Patrick Declerck : Oui, oui, tant en France qu'en Belgique... M'enfin, il y a la bière, ça porte sur autre chose. Il y a la bière, il y a l'horrible vin des Français qui sont tous bourrés, mais notre bière est pure et soyeuse enfin, etc. Donc là, il y a toute une série de trucs qui circulent, mais en tout cas en France (je ne connais pas les statistiques en Belgique), il y a plus de deux millions de personnes alcoolo-dépendantes. Sur soixante millions, c'est beaucoup de gens. Donc, c'est pas une petite affaire, c'est la troisième cause de mortalité. C'est certainement à peu près la même chose en Belgique, faut pas se leurrer. C'est la troisième cause de mortalité, c'est à peu près quarante mille décès par an. Des morts par overdose, c'est entre deux cent et trois cent, au maximum. Donc, on voit là qu'on parle de choses très, très différentes. Je ne suis pas pour autant en train de banaliser l'usage des drogues dures...
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, mais il faut remettre...
Patrick Declerck : Il faut quand même remettre un petit peu les pendules à l'heure dans ce que ça veut dire en terme de santé publique. Mais l'alcool est vu généralement comme une substance en soi neutre voire bénéfique, c’est-à-dire de bon goût, utile, très agréable enfin, etc., dont l'usage est détourné par ces pervers que sont les alcooliques. En revanche, si on dépense tant d'énergie, à la fois pour de bonnes et de mauvaises raisons, à interdire ce qu'on appelle les « drogues », c'est parce que l'on voit là que la drogue, elle, ce qu'on nomme la drogue de façon thérapeutique, est un produit intrinsèquement nocif, qui va s'abattre sur nos pauvres adolescents pour les détruire, alors que eux sont innocents, ça n'a rien à voir avec la personnalité, etc. Alors que moi, je pense qu'on ne devient pas alcoolique par hasard, on ne devient pas cocaïnomane par hasard, on ne devient pas héroïnomane par hasard. Bon. Et que c'est très compliqué, que la simple prohibition est une réponse extrêmement primaire, finalement.
Collectif MANIFESTEMENT : C'est certainement à moitié efficace...
Patrick Declerck : Je pense que la dépénalisation du cannabis est probablement une bonne idée jusqu'à un certain point, jusqu'à une certaine limite de possession, mais je ne suis pas aveugle au fait que les discours, par contre, sur le caractère tout à fait inoffensif du cannabis sont faux. C'est vraiment une saleté, et c'est une saleté addictive, contrairement à ce qui est dit et répété. Cela dit, je pense quand même que la pénalisation du cannabis pose probablement plus de problèmes qu'elle n'en résout. […] En tout cas, tout fantasme relatif à l'innocuité de l'alcool est véritablement scandaleux.
Collectif MANIFESTEMENT : Tout à fait, c’est bien ce qui est dit dans notre argumentaire…
Patrick Declerck : Oui, oui. tout à fait… Et c'est une substance aussi qui est extrêmement efficace. C’est-à-dire que la molécule – j'ai appris ça parce que j'ai fait un diplôme d'alcoologie à la Faculté de médecine parce que, évidemment, j'étais confronté aux problèmes à Nanterre –, la molécule d'éthanol, qui est donc le principe actif à tout alcool, est très petite, à peine plus grande qu'une molécule d'eau, et donc, elle est diffusée à travers tout le corps quasi instantanément.
Collectif MANIFESTEMENT : Quand on dit que ça monte à la tête, c'est vraiment ça qui se passe.
Patrick Declerck : Ça monte non seulement à la tête, mais ça monte partout. Et presque instantanément. C'est beaucoup plus, par exemple, que si l'on ingère un comprimé de Lexotan : il va falloir d'abord que ça passe à travers la paroi de l'estomac, cela va prendre du temps. Tandis que l'alcool, pouf !, ça diffuse quasi instantanément. Donc, il y a là une efficacité pharmacologique à l'alcool qui le rend évidemment très attractif mais qui est d'autant plus dangereux, d'autant plus que c'est suivi aussi très rapidement par cet effet dépresseur, qui va donc non seulement annuler tout le bénéfice, mais induire un état psychique qui aura tendance à demander plus d'alcool pour être apaisé.
Collectif MANIFESTEMENT : C'est ça.
Patrick Declerck : Ce qu'on sait aussi sur le phénomène de l'addiction, c'est qu'il y a une phase de progression dans la consommation d'alcool pour avoir le même effet, c’est la rentrée dans l'addiction, et puis il y a une période de stabilisation, et puis le corps s'use, le foie s'use et en fait il va falloir de moins en moins d'alcool pour être de plus en plus vite ivre. C'est ce qu'on constate chez les alcooliques qui après un verre peuvent être tout à fait ivres…
Collectif MANIFESTEMENT : Et donc, pour revenir à la manifestation, elle vous semble donc... Est-ce que... Ce que vous avez mis en exergue dans votre deuxième livre : Nietzsche : « Il faut tirer sur la morale ». Je m'étais dit quand j'ai vu ça : « C'est une manifestation absolument immorale dans ce sens-là, au sens propre de Nietzsche, où vous le développez à l'intérieur ».
Patrick Declerck : Oui, c'est même plus que amoral, c'est immoral et donc ça, c'est très bien parce que, effectivement, ça va certainement, si le coup réussit, ça va certainement induire un malaise. Le problème sera quand même que ce malaise lui aussi donnera lieu à toute une série de malentendus.
Collectif MANIFESTEMENT : Voilà ! C'est pour ça que j'ai essayé de prendre le plus grand soin dans le texte que l'on va encore réécrire et peaufiner, qu'il faut anticiper les malentendus et cette conversation fait partie de cette même tentative, parce que les confrontations, les dialogues sont très très vite court-circuités par : « C'est inacceptable, c'est choquant, monstrueux », alors que ce que l'on essaye de faire est en fait très, très... « permettre aux fous d'exister », pour vous citer. C'est juste ça. Une heure durant sur le trottoir, sur le bitume, « permettons aux fous d'exister » entre guillemets, sans imposer ce carcan de la dignité et du mérite.
Patrick Declerck : J'entends bien, mais alors il est évident que les associations sont extrêmement frileuses face à ce genre de discours en général, ça dépend lesquelles...
Collectif MANIFESTEMENT : Mais il y en a qui ouvrent plus la porte que d'autres. Mais c'est vrai qu'il y en a qui la ferment carrément. Ça, c'est clair.
Patrick Declerck : Oui, et par ailleurs, chez les SDF eux-mêmes, vous allez rencontrer des résistances, parce que « l'alcoolique, c'est toujours l'autre ». Le clodo aussi, c'est toujours l'autre d'ailleurs (le « SDF », c'est déjà un peu plus chic comme terminologie…). Mais vous avez des patients à Nanterre, de vieux habitués de Nanterre expliquant chaque fois qu'ils venaient là tout à fait par hasard et pour la première fois parce qu’ils n'avaient rien à y faire. Et donc il y a un refus. Eux aussi sont contaminés par l'idéologie dominante.
Collectif MANIFESTEMENT : Bien sûr !
Patrick Declerck : Et donc, eux aussi tiennent, ou en tout cas font étalage d'une espèce d'espoir de retrouver du travail, d'en sortir, etc. Donc eux aussi racontent Cendrillon.
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, ça fait partie de la relation qui s'institue avec l'Autre en face.
Patrick Declerck : Tout à fait ! Avant d'être quelque chose d'une relation de surface, d'une espèce d'échange symbolique, comme ça, on se raconte ensemble Cendrillon, il y a d'abord le problème de la relation de la personne avec elle-même ; c’est-à-dire que cette volonté formelle, mythique, creuse, tout ce que vous voulez, de la normalité est une manière de me dire à moi-même « Je ne suis pas fou », puisque, si seulement c'était possible, je serais normal, je travaillerais, etc.
Collectif MANIFESTEMENT : Il y a juste eu un accident de parcours, mais...
Patrick Declerck : Exactement, un accident qui n'a rien à voir avec moi d'ailleurs, qui est quelque chose de tout à fait exogène. Donc, tout ce discours est un discours qui est défensif, au-delà d'être une monnaie d'échange plus ou moins acceptable, dans l’interaction avec le monde associatif ou la société en général, qui est aussi une pièce maîtresse du dialogue, ou plutôt du non-dialogue avec soi-même. C’est-à-dire que ce vernis de normalité propre à l'individu sert à faire obstacle à ce que je me regarde dans la glace véritablement et que je voie la profondeur de ma différence, sinon de ma folie.
Collectif MANIFESTEMENT : Et c'est pour ça que dans nos moments de découragement que nous traversons au Collectif parfois, vous l'imaginez bien, on se dit qu’il n’y aura peut-être aucun SDF le 24 janvier…
Patrick Declerck : En tout cas, vous allez leur poser des problèmes aussi.
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, oui, c'est clair.
Patrick Declerck : Certainement. Parce que jusqu'où est-ce qu'on se revendique comme ça, jusqu'où est-ce qu'on ose le dire, jusqu'où est-ce qu'on rit de soi-même, c'est pas du tout, du tout évident... C'est à ça que sert aussi l'alcool (et les autres produits, parce que ces gens ne sont pas que alcooliques, c'est des toxicomanes), ça sert à éteindre la conscience, d'abord parce qu'il y a menace d'être conscient de soi et que cette conscience de soi est vertigineuse : c'est un abîme.
Collectif MANIFESTEMENT : Et donc, paradoxalement, la manifestation aurait un effet de miroir repoussant. Pourrait avoir...
Patrick Declerck : C'est une possibilité en tout cas. Donc vous risquez aussi en fait de voir apparaître des réactions assez paradoxales là-dedans, parce que jusqu'où vont-ils être capables d'être dans un second degré par rapport à eux-mêmes.
Collectif MANIFESTEMENT : Parce que c'est vrai, il y a... C'est... Parce que maintenant, on travaille quand même depuis pas mal de temps là-dessus, il y a aussi une réception du titre de la manifestation extrêmement légère, presque bon enfant et pleine de bonne santé : « Oui, ça fait du bien ! ». Parce que c'est aussi l'occasion, dans la fête que ça représentera, de rencontres, donc on va offrir à manger, à boire, etc. C'est aussi pour tous ceux qui  évitent soigneusement d’entrer en contact, pour qui les SDF font d'abord peur, l'occasion de briser une certaine glace, même si on ne se fait aucune « illusion » par ailleurs. Mais c'est aussi ça, ce moment, cette performance... On espère qu'il va y avoir un déclic, que quelque chose va se passer ce jour-là.
Patrick Declerck : Ce serait intéressant de voir effectivement ce qui se passe, comment se passe la journée… Les choses ont un peu évolué, mais je me souviens que, lorsque j'ai fait mes premières présentations de mes premiers travaux, rendant compte de ce que je voyais, je me souviens de m'être fait littéralement injurier par certaines associations et responsables d'associations ou par certains responsables étatiques, en m'accusant de salir finalement, et de pervertir l'image d'Épinal de pauvres innocents, parce qu'on est là tout à fait sur le fil du rasoir. Et donc au fond, la question, le problème dans ce domaine, c'est que le discours étiologique, c’est-à-dire le discours sur les causes, devient immédiatement un discours sur la culpabilité. Et là, effectivement, on voit que le ver, l'asticot, de la morale se glisse là-dedans immédiatement.
Collectif MANIFESTEMENT : Et donc s'ils en sont là, c'est qu'ils l'ont quelque part bien mérité.
Patrick Declerck : S'ils en sont là, c'est qu'ils l'ont mérité, si en tout cas ils ne mettent pas en avant une volonté d'être un bon élève et d'être enfin normaux, ce sont des pervers qu'il faut enfermer, qu'il faut mettre soit en prison, soit à l'hôpital psychiatrique, etc... Une de mes critiques de l' « exclusion », c’est qu'il n'y a pas véritablement d'exclusion : tout est la société, on n’est jamais en dehors de la société, hélas en quelque sorte... Mais je crois que leur souffrance – c’est le sens de mon pamphlet Le sang nouveau est arrivé – je crois que cette souffrance a une fonction dans la mesure où elle est justement visible. Et je crois que les morts dans la rue par hypothermie ont une fonction normative et sont une leçon de choses pour les semi-esclaves laborieux.
Collectif MANIFESTEMENT : Oui, alors je pourrais vous prendre au mot, et je dis que la manifestation fait partie, c'est une stratégie sarkozienne de montrer... car c'est aussi une opération de visibilité.
Patrick Declerck : Oui… Mais c'est une visibilité évidemment dont on contrôle moins, en tout cas dans la normalité, que quand il prend le contre-pied de ce qu'il faudrait montrer. Ce qu'il faudrait montrer, c'est quand même très ambigu. Parce que ce qu'il faut montrer, c'est à la fois que si on lâche la rampe de la normalité, il n'y a pas de retour possible et on reste dans une souffrance mentale, mais ce qu'il faut montrer aussi,  c'est que la société est une bonne mère, aimante, et qu'elle se dévoue pour réparer et protéger ses enfants...
Collectif MANIFESTEMENT : Ses brebis égarées.
Patrick Declerck :... les plus frigorifiées. Mais, pour montrer ça, il faut aussi garder des brebis frigorifiées parce qu'on est obligé de rejouer la même pièce de théâtre tous les ans. C'est un champ extrêmement pervers.
Collectif MANIFESTEMENT : Et le hasard... Parce que nos manifestations sont toujours au mois de janvier, on sera au cœur de l'hiver justement... Autre chose, monsieur Declerck. Vous parlez beaucoup de la nécessité de sortir de l ‘« affect », de cette espèce de réaction immédiate aux questions que les SDF suscitent, et ça me semble en phase avec ce que nous disons, de ne pas en rester à un épidermique « je suis choqué par cette manif » ou « c'est de la provocation »… 
Patrick Declerck : Oui, parce que je pense que cet affect est une manifestation au fond du caractère hystérique de ces histoires; et au fond, l'hystérie, c'est la prédominance érotisée de l'affect sur la pensée... Ce qui est tout à fait pernicieux, c'est que les systèmes d'aide, ce qui est proposé, sont des espèces de contre-passages à l'acte ; c’est-à-dire que, au débordement des uns répond le débordement des autres. Mais qu'au fond, tout ça n'est pratiquement pas pensé. On le voit dans  l'inadéquation par exemple classique de ce que peuvent faire les centres d'hébergement et de choses comme ça.
Collectif MANIFESTEMENT : Et les contrats de réinsertion et......
Patrick Declerck : Tout cela est très largement inadéquat, on le sait depuis des années.
Collectif MANIFESTEMENT : Voire subtilement sadique dans certains cas.
Patrick Declerck : Subtilement sadique, voire inadapté. Car enfin, on sait très bien ce que représente la dépression, on sait combien de temps ça met pour sortir d'une dépression; on sait aussi d'ailleurs (les statistiques se rejoignent à peu près sur la question de l'alcool ou de toutes les autres toxicomanies) qu’il y a à peu près un tiers des addicts, quel que soit le produit, qui meurent de cela, il y en a plus d'ailleurs pour le tabac puisqu'il y a à peu près un tabagique sur deux qui développera un cancer du poumon et probablement en mourra... un cancer, pas seulement du poumon parce qu'il y a les autres. Donc c'est pas rien. Mais pour l'alcool, c'est un tiers à peu près qui en mourront – je parle des alcooliques en général.
Collectif MANIFESTEMENT : Oui.
Patrick Declerck : Un tiers en sortira, c’est-à-dire sera dans un état d'abstinence au long cours et un tiers iront de produit en produit et de cure de désintoxication en cure de désintoxication pour finir par mourir d'autre chose. Et aussi, on sait que du tiers qui s'en débarrasseront, ne le feront qu'après, en moyenne, six à huit ans de prise en charge. Et là, ce sont des statistiques sur l'alcoolisme en général ! Et donc quand on rajoute à ça les handicaps sociaux, économiques, culturels, etc., et autres handicaps somatiques des gens dont on parle... L’espoir est pratiquement nul. Ça, c'est le miraculé de service, quoi. Toute la perversion du système est que la logique de l'aide est construite en fonction du miraculé de service.
Collectif MANIFESTEMENT : C'est marrant, de nouveau le rêve américain qui justifie tout. Il y a un scénario optimal qu'on peut faire miroiter mais voilà, ceux qui restent sur le bord de la route sont les 99%.
Patrick Declerck : Complètement ! C'est vraiment un piège aliénant… tout cela est autant de pièges aliénants. Comme je le dis, ils ne se révoltent pas, ils s'autodétruisent, ils s'autodétruisent sous nos yeux. Mais je pense que cette autodestruction a elle-même une fonction sociale, donc ils ne sont pas aussi exclus qu'on veut bien le dire.
Collectif MANIFESTEMENT : Et la manifestation veut les inclure, les mettre une fois sous les feux de la rampe.
Patrick Declerck : Oui, mais ce serait intéressant de voir effectivement ce qui s'y passe... Tenez-moi au courant.
Collectif MANIFESTEMENT : Absolument… Donc nous pouvons parler d’une manifestation « declerckienne » ou « declerckesque »… ?
Patrick Declerck : Oh ! mais je pense que personne ne me connaît…
Collectif MANIFESTEMENT : Ne croyez pas ça. Dans le milieu en tout cas, vous êtes très connu.
Patrick Declerck : Je crois qu'effectivement, vous touchez là un truc très compliqué, et donc c'est intéressant. Qu’est-ce qui va en sortir sera intéressant...
Collectif MANIFESTEMENT : C'est ça...
Patrick Declerck : On va dans l'inconnu mais un inconnu qui est quand même assez jubilatoire.
Collectif MANIFESTEMENT : Merci mille fois, monsieur Declerck, et à bientôt.
Patrick Declerck : Avec plaisir.

 

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